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mardi 9 août 2016

DTPE 10: la Manche entre 2 auteures pour ados

De tout pour l'été, DTPE.
L'été, le temps de lire, du lourd et du léger, du français et de l'étranger, des romans et des récits. L'été, le temps de relire aussi.


Anne Fine et Marie-Aude Murail.

J'aime assez le principe de répétition à variable. Le post précédent présentait deux auteures de romans policiers, pour adultes, demeurant de part et d'autre de la Manche. Aujourd'hui, encore la Manche en trait d'union mais entre deux excellentes auteures de romans pour ados, la Britannique Anne Fine et la Française Marie-Aude Murail. Sortis à six mois d'intervalle, leurs derniers romans en date sont de pures merveilles, lumineux, chacun dans leur genre. Ils ont en commun le fait qu'on les dévore, cloué à leurs pages intenses, et qu'on se sent infiniment plus riche après les avoir lus. Les deux abordent l'enfance en souffrance.


C'est début novembre 2015 que j'ai lu "Blood Family", le nouveau roman d'Anne Fine (traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Dominique Kugler, l'école des loisirs, 2015, 341 pages). Il m'avait complètement épatée par sa construction et bouleversée. J'avais immédiatement écrit un mail à son auteure pour lui dire toute mon admiration et la remercier pour ce texte admirable. Et puis, l'actualité avait pris toute la place pendant plusieurs semaines...

J'avais toujours en tête l'histoire d'Edward, ce gamin de sept ans que les services sociaux britanniques libèrent de la prison quart monde où il vivait depuis toujours avec sa mère, dominée par un homme alcoolique et violent, brutalisée au point d'en devenir folle. Une histoire comme les faits divers des journaux en rapportent régulièrement dans leurs petites lignes et qui prend ici toute sa réalité humaine.

La magie de ce livre tient dans la force de résistance qu'on découvre chez le jeune Eddie - il ne reprendra son prénom que plus tard - et son intelligence. Ce petit bonhomme s'est éduqué grâce aux émissions de télévision pour enfants de Mr Perkins, qu'il regardait en cachette avec sa mère: l'animateur télé est devenu un repère pour ce pauvre gamin ignoré de tous. Quand les services sociaux mettent un terme à son calvaire, ils découvrent un enfant terriblement abîmé mais pas éteint. Mr Perkins l'a en partie sauvé, pas physiquement puisque Eddie a subi de nombreux sévices corporels, mais mentalement en lui faisant utiliser son cerveau, sa raison, petite fenêtre vers ailleurs dans son isolement total. En lui chantant notamment une chanson disant que "quand on serait grands, on pourrait faire ce qu'on voudrait; à une condition: qu'on ait la volonté d'y arriver".

Ce qui est véritablement superbe dans "Blood Family", c'est qu'Anne Fine a choisi d'écrire un roman à plusieurs voix, évitant ainsi les descriptions tragiques. Les différents intervenants donnent leur part de l'histoire et le lecteur assemble les pièces du puzzle, réalisant combien une chose peut être vue différemment. Pas besoin d'en rajouter. Les témoignages des uns et des autres suffisent. Tout au long des chapitres, le nom du narrateur précède son texte: Eddie puis Edward, Betty, la voisine qui a déclenché l'intervention policière, Martin Tallentine, agent de police, Dr Ruth Matchett, Robert Reed, le travailleur social qui va suivre Edward de bout en bout, Linda Radlett, l'assistante familiale en charge du dossier, etc., jusqu'aux différentes familles d'accueil où Edward va séjourner avec plus ou moins de bonheur. Ces différentes interventions servent excellemment le propos du livre.

La romancière suit son personnage de bout en bout. Elle  recompose petit à petit le passé qu'il ne maîtrise pas vraiment, son présent de résilient et son futur d'enfant ignorant qui est son père et forcé de vivre avec l'idée que sa mère n'a pas su le protéger, une "Blood Family" qui se transformera en bombe. On va passer plusieurs années en compagnie d'Edward, jusqu'au-delà de son adolescence, terriblement difficile, où les démons du passé se montrent insistants, où les liens du sang refont surface. Le roman prend évidemment aux tripes par son sujet mais c'est surtout l'écriture d'Anne Fine, juste, précise, sans esquive, qui donne toute leur qualité à ces pages magnifiques. En nous racontant Edward, elle ne choisit pas une voie facile, mais elle réussit totalement son entreprise. Pour ados et adultes.


L'autre roman pour ados qui m'a vraiment séduite ces derniers temps, c'était vers le printemps, au moment d'autres actualités funestes, est "Sauveur & Fils" de Marie-Aude Murail (l'école des loisirs, 329 pages) avec un cobaye tellement mignon en couverture que sa cousine germaine baguenaude maintenant dans mon jardin. Il faut vite lire cette formidable "saison 1" car la "saison 2" arrive et la "3" est en phase finale: "Marie-Aude a attaqué la saison 3", me disait il y a quelques mois un de ses proches, "et je ne l'ai jamais vue dans une telle urgence d'écrire. La saison 2 devrait paraître à la rentrée et la saison 3 sans doute au printemps 2017."

Cette nouvelle saga met en scène Sauveur Saint-Yves, un bien prénommé psychologue clinicien. Il habite et travaille à Orléans mais est originaire de la Martinique, ce qui occasionne quelques surprises lors de premiers rendez-vous pris par téléphone. L'Antillais passe sa vie à sauver celles de ses patients, surtout des adolescents, mais ne voit pas que son propre fils aurait aussi besoin d'être aidé. Car Lazare, huit ans et métis, a entre autres plein de questions sur son passé, du temps où sa maman était encore de ce monde. Pas de chance, Sauveur est muet à ce sujet... Alors que l'individu bizarre qui rôde autour de lui et de son père pourrait bien être en lien avec les années-là là-bas.

La "saison 1" court de janvier 2015 à mars 2015. De longs chapitres découpent le texte très agréablement dialogué en semaines. Longs car il s'en passe des choses chez Sauveur et son fils. Il y a d'abord les patients du psychologue, une série d'adolescents en mal de vivre qui se scarifient, font de la phobie scolaire, des scènes, des fugues, souffrent du divorce de leurs parents ou de leur remariage... et se racontent à Saint-Yves dont on découvre la formidable écoute et le sens relationnel, la diplomatie ainsi que la finesse de jugement. Est-ce sa stature, il mesure 1,90 m et pèse 80 kilos, sa neutralité, il ouvre ses oreilles et ses yeux, est-ce un un don? Il déstresse ses patients les plus rétifs, les débloque, les retourne, leur fait même adopter des bébés hamsters. On suit leurs démêlés avec ardeur et on voit que la lumière est souvent au bout d'un chemin fait de mots à prononcer et à entendre.

On assiste avec attention aux consultations du Dr Saint-Yves. Marie-Aude Murail a une telle humanité dans sa façon de raconter, une telle humilité aussi. Ses personnages prennent toute la place, effaçant quasiment l'auteure. Tout le champ de la souffrance (pré-)adolescente s'entend dans le cabinet de la rue des Murlins. On découvre en même temps que Sauveur ses patients, leur détresse mais aussi celle de leurs parents, ou leur aveuglement. Le livre serait déjà intéressant par cette seule analyse courageuse de l'adolescence en souffrance, mais il acquiert toute sa dimension romanesque quand le lecteur s'aperçoit qu'il en sait plus sur Lazare que son propre père! Car le fiston métis nous est conté, à nous, lecteurs, en parallèle aux séances psy. Il a de nombreuses questions sur tout et trouve son propre chemin pour obtenir des réponses. Pas le meilleur sans doute, mais celui qui est à sa portée. Sans que son père aussi disert avec ses patients qu'il est muet sur leur passé commun ne s'en doute. Le titre prend toute sa valeur: "Sauveur & FILS"... C'est bien l'histoire de deux personnes. Sacré petit Lazare, partagé entre sa fibre altruiste et ses propres anxiétés! Entre les deux générations, un patient hébergé provisoirement mettra aussi du piment dans le quotidien. Bien entendu, l'élément féminin n'est pas oublié mais il serait dommage de limiter cet excellent roman à son résumé. Il est bien plus que cela, un récit touchant et prenant, plein de rebondissements et de mystères, de secrets et d'humour, d'humanité et d'amour, habilement construit et écrit pour qu'on ne le lâche pas - sans que se voient les coutures. A la fin, on est enchanté par ce qu'on a expérimenté et découvert et, bien sûr, prêt pour les deux tomes suivants annoncés. Pour ados et adultes.


Rappel
DTPE 1: "Le Roi René", René Urtreger par Agnès Desarthe (Odile Jacob).
DTPE 2: "Cœur Croisé", Pilar Pujadas (Mercure de France).
DTPE 3: "Sens dessus dessous", Milena Agus (Liana Levi).
DTPE 4: "La reine du tango", Akli Tadjer (JC Lattès).
DTPE 5: le lapin à toutes les sauces.
DTPE 6: "L'enjoliveur", Robert Goolrick (Anne Carrière).
DTPE 7: "Eurêk'art!", Philippe Brasseur (Palette...).
DTPE 8: livres d'art pour enfants.
DTPE 9: "Elvis Cadillac", Nadine Monfils (Fleuve) et "Agatha Raisin", (M.C. Beaton, Albin Michel).






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