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lundi 30 septembre 2013

LM erait aussi trouver un trésor à deux vitesses dans un placard en désordre

Il est des albums dont la genèse mérite d'être contée, tant elle paraît improbable. "Des oiseaux", de May Angeli (textes de Buffon,  Ed. Thierry Magnier, 32 pages, 2012) par exemple.
Une bonne surprise (il fut trouvé au fond d'un placard, comme on le lira plus bas) étant parfois suivie d'une autre, l'ouvrage a permis samedi dernier à son auteure de remporter le sixième Grand prix de l'illustration de Moulins (Allier), d'un montant de 3.000 €. La distinction a été officiellement remise à May Angeli le 28 septembre dans la cour ensoleillée du MIJ (Musée de l'illustration jeunesse) de Moulins pendant le deuxième Festival des illustrateurs, organisé là par l'association des Malcoiffés. "C'est son travail le plus abouti, remarquable par la sobriété des images et la subtilité de la mise en page",  a indiqué le jury qui a aussi salué l'édition d'un texte classique à destination du jeune public. Les jurés avaient à choisir entre 17 albums présélectionnés sur 84 titres sortis en 2012 et soumis par les éditeurs.

May Angeli remercie le jury pour le Grand prix de l'illustration qui lui a été remis à Moulins le 28 septembre dernier.


Depuis 2008, année de sa création, le prix a successivement récompensé Juliette Binet, la Belge Anne Herbauts, Régis Lejonc, Zaü et Jean-François Martin.


Mais revenons-en à May Angeli qui grave sur bois depuis la fin des années 1970.
A l'époque, j'avais déjà proposé à un éditeur jeunesse d'illustrer un texte en gravure sur bois. Mais ça ne s'est pas fait parce qu'il a trouvé que cette technique était très archaïque. Mais l'écriture est archaïque, la peinture, la sculpture,...
Et la parole?
La parole aussi... 
Comment avez-vous commencé alors?
A la demande d'une éditrice, Régine Lilensten qui a fondé sa maison, Le Sorbier, après avoir dirigé la Farandole. Elle m'a demandé d'illustrer les "Histoires comme ça" de Rudyard Kipling, en gravure sur bois! Et ça démarrera de cette façon. Je ne vais plus m'arrêter C'est elle aussi qui, un jour, me proposera d'écrire mes propres histoires. Depuis, j'écris et je grave.
Mais dans l'album "Des oiseaux", les textes sont de Buffon.
J'avais fait ce travail il y a plusieurs années, sans projet éditorial. Puis je n'y avais plus pensé. Il a fallu que je fasse des rangements dans mon placard et que je retrouve suffisamment d'épreuves pour me dire que ça pouvait peut-être intéresser un éditeur. Mon éditrice habituelle étant partie à la retraite, je l'ai proposé à Thierry Magnier, qui l'a accepté. Ça s'est passé comme ça. C'est l'histoire de la naissance de cet album.
Où avez-vous trouvé les sujets des dessins?
Les gravures sont faites à partir de croquis que j'avais dessinés dans le jardin des Plantes à Paris. Je ne m'inspire pas d'autres éléments que de ce que j'ai dessiné auparavant. Tous les croquis figurent d'ailleurs dans les pages de garde de l'album. Ces oiseaux sont de véritables personnages, surtout de la façon dont Buffon en parle, il est très familier.
Les oies de May Angeli. (c) Ed. Th. Magnier.
Les hérons de May Angeli. (c) Ed. Th. Magnier.

Oies dodelinantes et hérons hautains ne sont pas les seules espèces à figurer dans l'album "Des oiseaux". Leur tiennent compagnie deux hiboux, un couple de corbeaux, un autre de cigognes, quelques grues, une ribambelle de cormorans, des flamants roses, un vautour, deux ibis et trois canards. Ils apparaissent tous en beauté dans ces gravures sur bois imprimées en teintes pastel.
May Angeli a su capter l'essence du texte de Buffon et donner des expressions aux différents personnages allégrement campés par Buffon. A propos des oies par exemple, le naturaliste écrit: "Nous trouvons que l'oie est encore dans le peuple de la basse-cour un habitant de distinction. Sa corpulence, son port droit, sa démarche grave, son plumage net et lustré, et [...] enfin sa vigilance très anciennement célébrée, tout concourt à nous présenter l'oie comme l'un des plus intéressants et même des plus utiles oiseaux domestiques."
Considérés comme classiques, les textes du naturaliste du XVIIIe siècle cultivent néanmoins une certaine fantaisie, à laquelle May Angeli répond à l'unisson. Sûr que Buffon qui a planté un platane d'Orient dans le Jardin des Plantes en 1785 - arbre qui plaît à la graveuse d'aujourd'hui - apprécierait également ces images, précises et artistiques.

mercredi 25 septembre 2013

LV nère l'humour décalé d'O. Henry

Depuis près d'un siècle, depuis 1919 exactement, le O. Henry Award récompense les vingt meilleures nouvelles publiées aux Etats-Unis ou au Canada dans l'année et les publie en un recueil millésimé. On le sait, la nouvelle est un genre plus prisé de l'autre côté de l'Atlantique que chez nous. Au fil du temps, d'autres catégories se sont ajoutées aux historiques "Premier Prix" et "Deuxième Prix". Les principaux lauréats 2013 sont Lauren Groff, Edith Pearlman et Jim Shepard.
Le palmarès des années précédentes scintille des plus grands noms de la littérature anglophone, de Richard Russo à Jennifer Egan, en passant par Colm Tóibín, Charles D'Ambrosio, A. M. Homes, Junot Diaz, sans oublier Alice Munro, T.C. Boyle, Paula Fox et beaucoup d'autres encore.

Tout ça pour s'interroger sur la personne de
ce O. Henry qui défie le temps. Il est Américain,  s'appelle William Sydney Porter de son vrai nom, naît en Caroline du Nord en 1862 et meurt à New York en 1910. Pas vieux, à 48 ans, mais alcoolique. Journaliste, il se tourne vite vers la littérature, et en particulier vers la nouvelle, art où il excelle: il en publie plus de trois cents en quinze ans passés dans la Grande Pomme dont il scrute les habitants. Comme quoi qualité et quantité peuvent parfois aller de pair.
Son écriture frappe par sa vivacité, son actualité, sa modernité. Des scènes que raconte O. Henry pourraient se passer aujourd'hui et il faut vraiment se pincer pour admettre qu'elles ont été écrites il y a plus de cent ans.

La preuve dans "Le langage des cactus" (traduction de Jean-Paul Gratias, Rivaches Poche), un quatrième recueil de O. Henry qui vient de sortir. Ce petit poche réunissant huit nouvelles rares ou inédites de l'écrivain se savoure comme un bonbon qui fond lentement dans la bouche. Parfois il pique un peu, mais au fond, c'est ce qu'on aime dans les bonbons, non?
Le sens de l'absurde de l'auteur, son art de la chute inattendue, son humour décalé et son goût pour la satire bien grinçante font de ses textes autant de  petits bijoux réjouissants.
Qu'il s'agisse d'un journaliste débutant qui croit avoir trouvé le filon pour être publié dans le "Sun", écrire sur les moineaux de Madison Square - on croirait lire un texte contemporain où l'envoyé spécial du journal X interroge le chauffeur de taxi qui le transporte -, d'un amoureux qui veut déchiffrer le langage des cactus, d'une vendeuse de grand magasin qui en connaît un bout sur les hommes...
Huit impeccables nouvelles dont les personnages se jouent du destin par de savoureuses pirouettes.

mardi 24 septembre 2013

LC pas trop comment s'habiller


Les Mariés, une nouvelle page de Joëlle Jolivet dans "Costumes". (c) Les Grandes Pesonnes.



Heureusement, Joëlle Jolivet et ses "Costumes" (Les Grandes Personnes, 40 pages avec rabats) tout juste ressortis en version augmentée, vont l'aider. Ce grand format encyclopédique, on peut y plier une chemise sans peine, est l'album géant paru aux éditions du Panama en 2007, complété de deux  doubles pages (les mariés et les uniformes) et de deux nouveaux personnages à déshabiller grâce à des rabats (un hussard et un couple de mariés coréens). Il s'inscrit bien dans l'esprit de ses deux précédents imagiers géants, "Presque tout" et "Zoo logique" (Seuil Jeunesse, 2004 et 2002). Si Joëlle Jolivet a voyagé de maison d'édition en maison d'édition, elle a toujours conservé son éditrice, l'inspirée et efficace Brigitte Morel.






Alors, comment m'habiller? Aller toute nue? Non, pas cette fois-ci. En princesse ou en armure? Pour faire du sport ou donner un spectacle? Exercer un métier? Lutter contre le chaud ou le froid? Et quelles chaussures, et quel chapeau? Toutes ces questions, et d'autres, trouvent réponse chez Joëlle Jolivet. Les dessins aux couleurs chaudes, tous dûment légendés, s'alignent ou s'imbriquent les uns dans les autres dans ces doubles pages magnifiques que l'on examine longuement. De temps en temps, une silhouette sur simple page permet de voir, grâce à un rabat à déplier, les dessous d'une tenue: princesse, samouraï...

On admire le sens du cadrage de ces planches magnifiquement composées. Des linogravures coloriées à la gouache qui ordonnent les vêtements à la mode de l'auteur. Quel vent de fraîcheur dans une armoire souvent poussiéreuse. Vus de cette manière, les costumes les plus classiques bénéficient d'une nouvelle jeunesse. On trouve aussi bien des mariés que des uniformes, des hommes en jupe que des femmes en pantalon...

On peut passer des heures à examiner tous ces costumes de tous les pays et de tous les temps. En fin d'ouvrage, Caroline Laffon raconte des "Petites histoires de costumes" et c'est passionnant également. Ce l'est d'autant plus qu'on ne peut plus mettre un orteil dans un pays étranger sans y découvrir les enseignes qu'on a chez soi.

Les costumes vont-ils devoir être classés "patrimoine mondial de l'Unesco" pour survivre à la mondialisation?  En voilà en tout cas un précieux inventaire.

Les Uniformes, l'autre nouvelle double page de la version 2013. (c) Les Grandes Personnes.


dimanche 22 septembre 2013

LA retrouvé Piero, rencontré il y a quinze ans

Edmond Baudouin, Momon pour Piero.



Réédition chez Gallimard.
Version originale au Seuil.
Il y a des livres, illustrés ou non, qui marquent durablement sans qu'on ne sache plus trop les raconter. Ils sont là, vous accompagnent, vous font du bien. Pour moi,  "Piero" d'Edmond Baudouin est de ce type. Ce roman graphique né en rouge au Seuil en 1998 était devenu introuvable et a été réédité récemment en bleu chez Gallimard (128 pages). Chance!

Il m'en restait le souvenir d'un enthousiasme particulier. Même si en le relisant, quinze ans après sa création, j'ai redécouvert certains épisodes de l'histoire. Je pense que l'incroyable complicité fraternelle qu'il décrit à sa façon ainsi que cet élan commun et partagé pour le dessin m'avaient touchée. Du coup, l'impression de bonheur de lecture ne s'est jamais effacée. N'est-ce pas l'essentiel?

Rêver la vie dans les années 50, dans le sud de la France, et la dessiner, c'est ce que racontent deux frères dans "Piero". Un album à quatre mains donc, même si Piero, le frère d'Edmond Baudouin, dit Momon, n'a réalisé que la couverture ( à partir d'une photo). 

La dernière image qui a inspiré Piero pour la couverture. (c) Gallimard.
On découvre leur jeunesse et leur adolescence. C'était hier mais qu'importe? Deux gamins comme plein d'autres, qui jouent, rêvent, regardent les filles, dessinent aussi.Enormément et avec le même talent. Deux frères, nés dans une famille pas trop riche.Sans moyens suffisants en tout cas pour les envoyer ensemble dans une école d'art.Ce sera donc Piero, avec l'accord d'Edmond.

Les planches en noir et blanc racontent avec une infinie tendresse des tranches de vie qui ont conduit à la révélation d'un merveilleux artiste. Un hymne au dessin aussi, un don qui change la focale des frangins sur le monde. Ils voient tout, ils ressentent tout en fonction de ce que leurs crayons ont tracé sur le papier. Si la communion fraternelle résiste aux filles, elle sera bouleversée par l'accident de mobylette de Piero. Les choix de vie vont changer: beaux-arts,  carrière administrative…


Dessin et complicité. (c) Gallimard.

La découverte du pixel. (c) Gallimard.

Le choix familial. (c) Gallimard.

Edmond Baudoin est né à Nice en 1942. Il a quitté l'école à 16 ans et a  travaillé à la comptabilité d'un palace niçois jusqu'à l'âge de 33 ans. Changement de cap à ce moment: il ne veut plus rien faire d'autre que dessiner. C'est ce qu'il fera sans relâche depuis son premier livre édité en 1981. Il en compte plus de cinquante aujourd'hui, chez différents éditeurs et est considéré comme un des maîtres de la bande dessinée contemporaine.

jeudi 19 septembre 2013

LA le Goncourt en poche

Ben oui, le Goncourt 2012,
le tenant du titre jusqu'au
4 novembre 2013.
C'est-à-dire le magnifique roman de Jérôme Ferrari, "Le sermon sur la chute de Rome" (Actes Sud, Babel, 208 p.), son sixième, sur l'aveuglement des passions humaines, qui vient de passer en poche, un an après sa sortie.

Il gravite autour du bar d'un petit village corse, sur lequel vont fondre moult calamités dès le départ de sa serveuse, "comme la malédiction divine sur l'Egypte". Jérôme Ferrari use d'une langue magnifique pour mettre en scène ses personnages. Matthieu, le Parisien qui a passé ses vacances d’enfant et d'ado dans l'île de Beauté, et Libero, le onzième et dernier enfant d'une famille insulaire. Les amis de vacances et d'enfance étudient, grandis, la philosophie à Paris. Libero s'intéresse à Augustin (celui du sermon sur la chute de Rome), Matthieu préfère Leibniz.

Tous deux sont d’accord de quitter la capitale française et d'abandonner leurs études pour reprendre le bar du village, celui que la serveuse a déserté et que les repreneurs successifs ont échoué à ranimer. Ils ne s'en sortiront pas mieux. La chute de leur entreprise sera à la hauteur des espoirs qu'ils y avaient placés. Au début, écrit Jérôme Ferrari, "ils étaient les maîtres d'un monde parfait, un pays béni, ruisselant de lait et de miel". A la fin, ce sera un désastre. "A nouveau, le monde était vaincu par les ténèbres et il n'en resterait rien, pas un seul vestige." Entre les deux, des secrets enfouis qui reviennent au jour.

Jérôme Ferrari aime ciseler son texte: peu de dialogues, guère de paragraphes. Mais on ne se perd jamais dans son récit tant les longues phrases bien balancées coulent naturellement. L'écrivain scrute la noirceur du monde, gratte là où cela fait mal, met en évidence les stupidités, démonte l'échec des plus grands rêves. En témoignent les souffrances des personnages empêtrés dans leurs familles. Son écriture somptueuse fait s'imbriquer les époques. Augustin est là, aujourd'hui, à moins que ce ne soient Matthieu et Libero qui sont dans la Rome antique…

La construction du roman, écrit à Ajaccio, est superbe dans son ensemble, et les pages que l'auteur consacre à la vie en Algérie de Marcel, le grand-père du Matthieu actuel, né souffreteux des retrouvailles de ses parents après la guerre 14-18, comme déjà condamné par l'existence, sont époustouflantes. Celles sur Jeanne-Marie également, sœur de Marcel et épouse d'André Degorce, déjà croisé dans le livre précédent, "Où j'ai laissé mon âme" (Actes Sud, 2011). Tant d'insulaires qui rêvent d'évasion et reviennent ensuite au village ruminer leurs échecs. Jean-Baptiste, un autre de la fratrie, a tenté l'Indochine. Aurélie, la sœur de Matthieu, va d'un chantier de fouilles à un autre, retrouvant des lieux où Augustin est passé. Annie, une des serveuses, accueille les hommes de caresses peu équivoques…

Trouver sa place dans le meilleur des mondes possibles semble le moteur de ce petit monde qui se lance pour regagner ensuite celui auquel il appartient. "Le monde ne souffrait pas de la présence de corps étrangers mais de son pourrissement interne", écrit encore Ferrari qui demande comme Augustin : "Depuis quand crois-tu que les hommes ont le pouvoir de bâtir des choses éternelles ?" Le temps de son roman, peut-être. Un roman de rêves et de douleurs, de passions et de désillusions, proche du mythe. Un roman qui a été élu par le jury du prix Goncourt 2012 au deuxième tour de scrutin.

L’arrivée de Jérôme Ferrari chez Drouant.
Les débuts du nouveau lauréat dans la sphère des médias.




Promesse tenue

" Si je suis à Paris le 7 novembre, vous aurez mon interview - ou mes larmes!", me disait par mail, il y a environ un an, Jérôme Ferrari que je félicitais pour sa présélection dans le Goncourt. Bigre, il s'agissait de l'attraper en ce jour de course folle. Le romancier enseigne en effet la philosophie au Lycée français Louis Massignon d’Abou Dhabi. Il était arrivé tôt matin à Paris après avoir embarqué tard la veille. Il avait filé chez Drouant rencontrer les jurés, subir un premier bain de presse, faire semblant de déjeuner.

Intuition. Je compose son numéro de portable. "Allo", me répond-il du taxi qui l'emmène de chez Drouant à une bonne série d’autres rendez-vous. Il paraît enchanté mais un peu sonné. "Quel stress durant toute la matinée, je n'étais pas très serein! Et quelle chute de tension à l'annonce du résultat! Mais ce n'était rien par rapport à l'arrivée chez Drouant! La réalité n'est pas imaginable, tant qu'on ne l'a pas vue. C'est une cohue comme je n'en avais jamais rencontrée, même pas dans un souk!"

S'en rappelle-t-on aujourd'hui? C'était aussi le jour où est passé Barack Obama : "On va moins parler du Goncourt que de l'élection américaine mais je suis bien content de bénéficier d'un effet Obama! Un effet Romney aurait été plus difficile à admettre."

Là, il sort incrédule d’une conversation avec les jurés du prix Goncourt : "On a parlé du livre, on a parlé des Emirats. Ils ont su rendre la conversation courtoise et naturelle, agréable, dans une telle situation de stress."
Les photos en témoignent.


Son portable n'a pas arrêté de sonner. Au milieu de l'après-midi, il avait déjà 126 SMS dans son téléphone, sans compter les mails auxquels il n'a pas encore eu accès. Il faut dire que le Goncourt, il n'y croyait pas. "Je suis très mauvais en pressentiments", avoue celui qui n'aime pas qu'on le présente comme un philosophe: "Je n'ai rien écrit en philosophie. Je suis professeur de philosophie et romancier. L'écriture du roman a été déclenchée par la lecture de saint Augustin et la perception que son sermon pouvait porter un projet romanesque."


A noter que la collection Babel, les poches d'Actes Sud, fait aussi sa (très belle) rentrée littéraire avec la sortie de vingt titres ces jours-ci et une couverture graphiquement renouvelée.
- Jérôme Ferrari, "Le sermon sur la chute de Rome"
- Lyonel Trouillot, "La belle amour  humaine"
- Claro, "CosmoZ"
- Raphaël Jérulsamy, "Sauver Mozart"
- Sylvain Coher, "Carénage"
- Denis Lachaud, "J'apprends l'hébreu"
- Sébastien Lapaque, "La convergence des alizés"
- Caroline Lunoir, "La faute de goût"
- Arnaud Rykner, "Le wagon"
- Ahmed Kalouaz, "Une étoile aux chevaux noirs"
- Mathieu Larnaudie, "Les effondrés"
- Nancy Huston, "Reflets dans un  œil d'homme
- Elias Khoury, "Yalo"
- Juli Zeh, "L'ultime question"
- Alain Claude Sulzer, "Une autre époque"
- Russell Banks, "Lointains souvenirs de la peau"
- Maxim Leo, "Histoire d'un Allemand de l'Est"
- David Van Reybrouck, "Le fléau"
- Vassili Peskov, "Des nouvelles d'Agafia, ermite dans la taïga"
- Joël de Rosnay, "Surfer la vie"

mercredi 18 septembre 2013

LA mieux que le Costia Concordia

Beaucoup mieux que la saga du super paquebot italien échoué sur un rocher au large de l'île de Giglio et redressé dans la nuit du 17 septembre.
Elle a  "Océano", un super album pop-up d'Anouck Boisrobert et Louis Rigaud (Hélium, 10 pages animées). Haut comme un mât de voilier!
Après la construction d'une ville ("Popville", Hélium, 2009) et le phénomène de la déforestation ("Dans la forêt du paresseux", Hélium, 2011), le duo plonge cette fois dans la grande bleue. Une initiation accessible dès trois ans.

"Océano", du nom du bateau à la jolie coque rouge, est un pop-up écologique, évidemment, qui nous fait connaître les océans. Particularité: chaque double page comporte deux parties, ce qui se passe au-dessus et ce qui se passe en dessous de la surface de l'eau. A lire dans l'ordre.

En route. Amarres larguées, Océano part en expédition autour du monde. Le voilier célèbre la beauté des mers et des océans mais avertit des dangers qui les menacent.

Les animations de ce pop-up sont vraiment fantastiques. Elles font véritablement naître des univers variés à partir de pliages et de découpes de papier! On peut saluer le talent et l'ingéniosité de ceux qui les ont conçues doubles, se déployant aussi bien dans le haut que dans le bas de la page.
Exemples: la vue du port en haut avec les différentes embarcations les pêcheurs, et en bas, les bancs de poisson, les chaînes d'ancre et les déchets au fond de l'eau. Ou encore des scènes de banquise d'un côté, une expédition en sous-marin jaune de l'autre.

Une vue de la double page animée sur la banquise. (c) Hélium.

C'est fort amusant et aussi très intéressant. On peut encore suivre tout ce qui se passe à bord de l'Océano et qui n'est pas expliqué dans  le texte.
Les auteurs jouent d'une harmonieuse palette graphique. Leurs illustrations sont minutieuses, pleines de détails qu'on découvre avec plaisir, de touches de couleur, un poisson ici, un corail là-bas. Elles conduisent l’œil vers les propos plus sérieux.
Et la finale où l'équipage semble avoir délaissé le voilier est une ode joyeuse à la faune et à la flore sous-marines.
On n'a qu'une envie: monter également à bord de l'Océano!


mardi 17 septembre 2013

L100 vole à bord d'un avion oulipien piloté par Annocque et Galeron

Regardez bien: dans "oreille", il y a les quatre lettres du mot "œil". Et dans le bon ordre, je vous prie! C'est ce que l'OULIPO (Ouvroir de littérature potentielle) appelle un "avion" (invention de Michelle Grangaud). "Avion est une abrévation du mot abréviation", explique-t-elle dans "Une bibliothèque en avion" (La bibliothèque Oulipienne n° 115). "L'abrévation du mot abréviation sous la forme avion est un mot dans le mot."
On savait qu'un train peut en cacher un autre, voilà qu'on va savourer des mots cachés dans d'autres mots, avec toutes les collisions de sens ou les renforcements ou les évasions que cela peut supposer.

Cette contrainte oulipienne de l'avion régit l'album  "Dans mon oreille" (Motus, 72 p.). Un ouvrage né de la bonne entente d'un duo mixte: Philippe Annocque, qui écrit pour la première fois pour les enfants, et Henri Galeron, ce merveilleux vieux routier de la littérature de jeunesse.

L'album à l'italienne se base sur le rapport qui s'établit entre le texte, un distique où les lettres jouent à cache-cache entre elles, et l'image prolongeant ou faisant obliquer le texte toujours écrit en lettres capitales. C'est un peu difficile à expliquer mais paraît évident quand on ouvre le livre.  Pages de dessin et de texte se répondent, conversent, dialoguent.
Quelques exemples.


 




"L'ÂME DE MA MARIONNETTE?
C'EST MA MAIN."











"SUR LES AILES DU PAPILLON,
LA QUEUE DU PAON."


 




"DANS MON COQUILLAGE,
IL Y EN A MILLE."





 



"LE PRISONNIER, LA HAUTE FENÊTRE
ET LE SON DE LA FÊTE." 






Toutes ces petites phrases sont indépendantes les unes des autres, même si on peut en relier certaines. Elles touchent à tous les domaines, l'émotion, la rire, la poésie, le sens de la vie. Des trouvailles réjouissantes, oulipiennes, qui font sourire ou rire, qui font surtout reculer le champ du réel. Des tremplins pour l'imaginaire, dont les ressorts sont encore plus tendus par les merveilleuses images de Henri Galeron. On retrouve dans ses dessins à l'aquarelle et aux crayons de couleurs son goût pour l'humour et le non sense, son amour du détail le plus infime, sa palette de coloris lumineux.

Ecrire en effaçant

L'"avion" permet d'écrire en effaçant, s'amuse Philippe Annocque, de voir des mots qu'on ne voyait pas avant. L'écrivain a ainsi découvert qu'il avait un œil dans l'oreille mais vl'ignorait. Par contre, il tenait l'idée d'un livre pour tous les publics, son rêve. "Je vois venir une série de distiques, très simples, explique l'auteur sur son blog, qui me disent des choses que je n'avais pas vues. Ce ne seront plus des avions au sens strict du terme, peu importe. Il faut que ça me parle. Que me parlent les mots à l'intérieur des mots pour voir s'ils ont vraiment quelque chose à me dire. Je creuse un peu la question: j'ai l’impression que oui."

Dessiner au plus près du sujet

Henri Galeron dans son atelier.
Ecrire, c'est bien, publier, c'est mieux. Aux éditions Motus? Contactées par mail par Philippe Annocque, elles marquent leur accord. Et ses distiques sont confiés à Henri Galeron. Ce n'est pas une contrainte oulipienne qui va effrayer l'illustrateur des "Poèmes sans queue ni tête" du génial Edward Lear (traduits et adaptés par François David, Motus, 2004). Quelle réussite que cette association! Car bien sûr, Henri Galeron suit la ligne de la phrase mais à sa manière, en la rendant encore plus forte ou en lui ouvrant d'autres possibles.
Pour reprendre nos exemples: les maisons derrière l’œil et l'oreille, les personnages masculins et féminins qui prolongent les mains-marionnettes, l'absorption du papillon par le paon à moins que ce ne soit l'inverse, le coquillage qui invite chez lui non pas Vénus mais une mer et son paquebot, sans oublier cette formidable idée des yeux derrière les barreaux d'une prison.

Et on vous laisse imaginer le pommier qui donne des poires, l'arbitre qui confond sifflet et arbre, le ciel de plomb qui menace une maison illuminée. On retrouve avec plaisir les thèmes graphiques chers à Henri Galeron (en voir davantage sur son site personnel), les ponts qui s'envolent, les hommes en haut de forme, le peintre et sa toile, les contre-sens logiques comme dans la dernière double page où un homme en manteau qui a la tête dans un sens et les pieds dans l'autre porte une valise de forme humaine: "DANS MA VALISE, J'EMPORTE MA VIE."

"Dans mon oreille" est vraiment un album pour tous, enfants et grandes personnes. Il demande du travail à son lecteur mais le récompense d'une solide et très amusante séance de remue-méninges.

dimanche 15 septembre 2013

LA fait le "chemin des morts" de François Sureau

François Sureau. (c) Catherine Hélie/Gallimard.

"Plusieurs personnes que j’aimais sont mortes et leur apparence, malgré tous mes efforts, s'est effacée de ma mémoire. Javier Ibarrategui y est resté, comme pris dans des glaces éternelles. La faute a des pouvoirs que l'amour n'a pas."


Ces mots de François Sureau apparaissent à la fin de son nouveau livre, "Le chemin des morts" (Gallimard), magnifique. Le récit est bref, 55 pages, sans gras, intense, bouleversant. Il renvoie chacun à lui-même: qui est celui ou celle que j'aperçois dans le miroir?

L'écrivain né en 1957 y raconte ses débuts professionnels, quand il était membre du Conseil d'Etat, alors dirigé par Georges Dreyfus. Le Javier Ibarrategui cité est celui à qui est consacré cet ouvrage où le narrateur explique, à la première personne, comment s'organisaient les séances visant à accorder, ou non, l'asile politique aux demandeurs.

L'histoire, écrite l'an dernier, se déroule à Paris au début des années 80. On perçoit tout de suite qu'elle accompagne toujours l'auteur aujourd'hui, le hante au point d'en faire un récit libérateur, un aveu, un apaisement une fois le mystérieux "chemin des morts" du titre emprunté.
A ce moment, l'Espagne s'est libérée du franquisme, est devenue une démocratie. Comment l'Etat français doit-il réagir à la demande d'un Basque, Javier Ibarrategui, qui a fui le général et s'est réfugié en France vingt ans plus tôt, a pris ses distances avec les mouvements d'opposition à Franco mais se dit toujours poursuivi par les ex-franquistes? L'affaire est extrêmement délicate pour le Conseil d'Etat qui choisira toutefois de refuser la demande du candidat réfugié.

François Sureau raconte tout cela avec douceur. On vit les journées du jeune homme, on le voit étudier ses dossiers, se faire son opinion. L'administration était encore à échelle humaine. Les candidats plaidaient souvent leur cause eux-mêmes. Et on réalise combien inexpérimenté était le narrateur.

Les conséquences du refus de la France ne se feront guère attendre. Javier Ibarrategui est assassiné en Espagne comme il l'avait craint. François Sureau dit admirablement combien il a toujours senti que la décision prise était mauvaise, mais qu'elle fut prise quand même. Il s'est alors éloigné du Conseil d'Etat, est devenu juge avant de prêter serment en tant qu'avocat.

"Le chemin des morts" est un livre qui force à ouvrir les yeux sur le monde et sur soi-même.

jeudi 12 septembre 2013

L7 écriée "Cocorico" pour Edgar Kosma


Edgar Kosma, c'est cet écrivain belge que certains connaissent mieux sous son vrai nom de Benoît Dupont. Son premier roman fut "Eternels instants" (Ed. Luc Pire, 2010). Il est aussi une des chevilles ouvrières de ONLIT, chouette site publiant revues et livres en ligne.

On le croyait à Bruxelles, bossant dur à sa rentrée littéraire. Il était à Nice.
Chez Christian Estrosi? Oui mais pas que. Il y était surtout en tant que candidat de la Fédération Wallonie Bruxelles pour le concours "Littérature" des Jeux de Nice 2013 (les Jeux de la Francophonie allient sport et culture et sont organisés tous les quatre ans dans le but de créer des échanges entre les jeunes et de mettre en valeur la jeunesse francophone).

Bonne idée car il en est revenu médaille d'argent pour son texte "Hors cadre", sur 23 candidats provenant des 5 continents. La médaille d’or est allée au romancier canadien Guillaume Corbeil, celle de bronze à Kokou Rosine, candidate de la Côte d’Ivoire.
Edgar Kosma a déclaré à Nice: "Je suis très content d'avoir eu cette médaille. Mon texte a été très bien reçu par le jury. Nous étions quand même 23 candidats de tous les continents et donc il y avait une belle diversité des textes dont celui du médaillé d’or. J'ai fait de belles rencontres."

Edgar Kosma et sa médaille d'argent  (c) Zlata Rodionova. 

Son texte lauréat, "Hors cadre", est encore inédit mais ne devrait pas le rester.

Edgar Kosma s'y glisse dans la peau de Michel pour décrire les pensées d’un employé d’une grande entreprise, convoqué dans un bureau où on lui apprend qu’il est  licencié après quinze ans de service. "C'est une nouvelle très simple, dit l'auteur. Un texte un peu dur et socialement engagé, qui montre aussi le côté déshumanisant du monde de l’entreprise d’aujourd’hui."

La suite racontera le parcours d'un employé dans une grande entreprise imaginaire: de l'offre d'emploi au licenciement (décrit dans la première partie du texte). L'originalité résidera dans la forme avec des chapitres "interludes" qui  pourront être des "documents" de type emails, PV, affiche syndicale, notes internes, rapports...

Un sujet qui évoque immanquablement "Outplacement" d'Arnaud de la Croix (ONLIT, ebook) où l'ancien éditeur BD conte par le menu les séances imposées sous peine de perdre ses droits au chômage. Criant de vérité, plus vrai que nature... et je sais de quoi il parle.








En attendant la suite, voici, en exclusivité, le début de "Hors cadre".




Patrick Leroy, Head Office Manager récemment promu pour insuffler
une nouvelle dynamique au pôle Business Accounts, avait attendu que
Michel soit bien installé au fond de son siège pour lui expliquer la raison
de cet entretien non planifié dans l’agenda collectif :
« Michel, je suis désolé de vous annoncer cela de manière si directe mais
je suis convaincu qu’il est préférable pour chacun de nous que je le fasse
sans tergiverser.
Après avoir fait le tour des différentes possibilités, le Back Office
Manager et moi-même avons pris la décision, difficile mais nécessaire, de
mettre un terme à votre contrat de travail.
Bien entendu, nous souhaitons que cette situation se déroule de la
meilleure manière possible et, ce faisant, il va de soi que nous ne vous
demandons pas de prester votre préavis.
De plus, vos jours de congé annuels restants seront additionnés à votre
indemnité de départ, calculée sur vos années d’ancienneté.
Laquelle atteindra donc une somme rondelette qui devrait vous
permettre de voir venir. Passons à présent aux choses pratiques, si vous le
voulez bien.
Concrètement, je vais donc vous demander de signer ce document,
précédé de la mention " lu et approuvé " et de me rendre votre badge.
Les mots de passe sont connus du Pool IT et ont déjà été réinitialisés, ne
vous inquiétez pas pour cela.
Un agent de la Security Team vous attend dans le couloir et vous
accompagnera, quand nous en aurons terminé avec ces quelques
formalités, à votre bureau, où vous pourrez récupérer vos effets
personnels.Avez-vous des questions ? »
Réagir.
Ne pas passer, une nouvelle fois, la fois de trop, pour l’abruti de service,
l’employé modèle sans grade qui se laisse marcher sur les pieds par ses
supérieurs, et parfois même par des subalternes.
Demander plus d’explications. Apprendre le comment. Le pourquoi.
Moi. Et pas un autre. Il y a des centaines de types dans cette boîte qui ne
méritent pas plus que moi de rester.
Exiger la vérité. Et rien d’autre.
N’obtenir de Leroy qu’une déferlante de copiés-collés tout droit sortis de
la bible du parfait petit Manager pour les nuls :
« Comprenez bien que cette décision ne remet aucunement vos
nombreuses compétences en question… »







mercredi 11 septembre 2013

L7 envolée avec le nouveau Colum McCann

Colum McCann. (c) Ulf Andersen.
Pas simple de retrouver le chemin de l'écriture quand votre précédent roman s'est vu lauréat des prix les plus prestigieux. C'est ce qui est arrivé à Colum McCann, l'Irlandais installé à New York depuis vingt ans. "Et que le vaste monde poursuive sa course folle" (traduction de Jean-Luc Piningre, Belfond 2009, 10/18 2010) a reçu le National Book Award 2009; ce magnifique roman (lire plus bas) a aussi été livre de l'année pour le magazine français "Lire" et dans les livres préférés du journal "Le Soir".

Ces lauriers américains ont leurs obligations dont celle de faire beaucoup de déplacements. Pas terrible pour l'inspiration, pour la concentration. Mais ce temps est passé et le nouveau roman de Colum McCann, "Transatlantic" (excellente traduction de Jean-Luc Piningre à nouveau, Belfond) est là. Superbe, émouvant, inspiré, prenant de bout en bout.
Ce gros livre de près de 400 pages qui porte en français son titre original est un savant exercice d'équilibre renvoyant sans cesse au précédent roman de l'auteur. D'une construction virtuose, il nous balade du présent au passé et vice-versa, de l'Irlande aux Etats-Unis et inversément. Il met en lumière des destins humains, une lignée de femmes ici, un homme vieillissant là, tant d'autres encore. Des héros magnifiques d'humanité, ancrés dans l'Histoire, entre paix et guerres, liberté et esclavage.
Des gens qui ont cru à la vie et s'y sont risqués. Les intrépides aviateurs de 1919 avec lesquels s'ouvre le roman, porteurs d'une lettre qui accompagnera tout l'ouvrage. La jeune Irlandaise qui quitte son pays  rongé par la famine en 1845 pour émigrer aux Etats-Unis dont vient l'esclave affranchi Frederick Douglass qu'elle a croisé chez elle. Le sénateur  George Mitchell qui passe sa vie dans les avions en 1998 pour tenter de négocier le processus de paix en Irlande du Nord.
Des Blancs et des Noirs que Colum McCann  convoque dans ce roman en trois parties et trois époques. Une fresque éblouissante où l'écrivain  mêle les siècles et les faits, l'Histoire et la fiction. De son écriture toujours aussi sobre que précise, laissant de la place à l'imagination du lecteur, il fait défiler les destins et nous les fait aimer bien plus qu'on ne l'aurait imaginé. Colum McCann est vraiment un des grands écrivains de sa génération. Il nous donne à voir le monde en général tout en s'interrogeant sans relâche sur sa condition d'Irlandais installé à New York. Et pour la première fois, il écrit longuement sur son pays natal. "Transatlantic" donne la parole à des Irlandais oubliés: certains ont contribué à faire l’Irlande, d'autres à faire les Etats-Unis. Le thème de l'identité et de l'appartenance, avec tous les déchirements qu'il sous-entend, y est traité avec force et délicatesse. Voilà un roman qui vous embarque et vous amène à bon port après un passionnant voyage.

Trois photos d'époque.

Vol transatlantique.

Frederick Douglass.
George Mitchell.




















Le 11 septembre 2001de Colum McCann

Sur son fil tendu entre les Twin Towers alors inachevées,
le 7 août 1974, l'acrobate français Philippe Petit défie sa peur et les tours jumelles tandis que New York vaque à ses affaires, métaphore prémonitoire des attentats du 11 septembre 2001. Dans "Et que le vaste monde poursuive sa course folle", Colum McCann raconte le 11 septembre comme personne, sans jamais nommer les attentats alors que tout son roman y conduit, mais aussi l'Amérique, ses guerres, leurs morts et leurs survivants, les anonymes sur la terre.
Dans ce livre magistral, polyphonique, l'Irlandais installé à New York brosse un portrait sidérant de sa ville d’adoption durant les années 70. Nixon allait remettre sa démission. La guerre du Vietnam rendait les boys morts ou fous. Les macs battaient les prostituées. La misère bouffait les vieux, la gloire consumait les artistes célèbres trop tôt, la drogue faisait des ravages. Mais la vie y a continué.
L'équilibriste que voient différentes personnes à différents endroits et dont les médias élargissent la popularité à tout le pays, sert de fil rouge entre les multiples personnages qui illuminent cette épatante fiction. Nombre d'entre eux vont se croiser et interagir, à tel point qu’une seconde lecture offre un plaisir différent et permet de mieux apprécier l’ensemble des connexions d’un livre labyrinthe.
Colum McCann parvient à faire se côtoyer Corrigan, un prêtre irlandais qui cherche Dieu parmi les prostituées du Bronx et trouve l’amour chez l’infirmière Adelita, le frère du premier et les enfants des secondes, des mères en deuil de leurs fils morts à la guerre, des étudiants en informatique qui croient régner sur le monde, un gamin qui tague les lieux les plus inaccessibles, des juges, des flics et des junkies. Une misère folle et de fols espoirs, des amitiés qui se nouent, des amours qui naissent, des générosités imprévues, et deux petites filles qui s'en sortent – le dernier chapitre se déroule en 2006.
Comme un photographe, McCann invite le lecteur dans son roman. Il lui glisse des indications très précises, l’emporte dans son écriture chaleureuse et prenante puis le laisse libre de faire son chemin.

Où étiez-vous le 7 août 1974 ?
J'avais 9 ans. J'étais sans doute en vacances en famille dans l’ouest de l’Irlande, à Ballyvaughan (comté de Clare), occupé à pêcher des crabes. Je n'ai entendu parler de Philippe Petit que début 2000, avant le 11 septembre 2001 en tout cas. Cela m'a frappé comme étant une très belle image, plus belle encore après coup.
Où étiez-vous le 11 septembre 2001?
Dans mon ancien appartement, au coin de la 71e rue et de la 1e avenue. J’écrivais. Il était neuf heures du matin. J'entendais des sirènes, sans m'inquiéter puisque nous habitions près d’un hôpital. Je me suis cherché un café. Ma femme habillait notre fils. Le téléphone a clignoté et elle m’a dit: "Cela doit être ta sœur." Ma sœur? A cette heure-ci? Elle vit à Londres. J'ai écouté le répondeur. Affolée, ma sœur me disait: "Est-ce que ça va?" J'ai allumé la télévision. Par-dessus l'épaule de ma femme, j'ai vu la tour où travaillait son père. J'ai dit : "Allison". Elle s'est retournée.
Que s’est-il alors passé?
Pendant cinq ou six heures, cela a été horrible pour elle et pour tout le monde. On ne savait pas si mon beau-père était vivant ou mort. Il s'en est tiré, à deux minutes près, et est venu chez nous à pied. Il était couvert de poussière de haut en bas, cheveux, chaussures, habits. Ma fille Isabella, 4 ans alors, s'est jetée dans ses bras puis s'est cachée dans un placard. Je suis allé vers elle: "Pourquoi?" Elle m'a dit: "Papy brûle". Je lui ai dit: "Mais non, ne t'inquiète pas, c'est de la fumée". Je ne voulais pas lui parler de l'incendie. Elle a dit: "Non, il brûle de l'intérieur!" Longtemps, chaque fois qu'elle entendait les pompiers, elle disait: "Merci d'avoir sauvé mon grand-père".
Et lui, comment a-t-il réagi ?
Il n'en parle pas. Il se rappelle les pompiers, hommes et femmes, qui montaient l’escalier pendant que lui le descendait. Il n'a voulu voir aucun film à ce propos ni lire aucun livre. Mais il a lu le mien et l'a aimé. Ce qui me rend heureux et fier. Mon livre n'est pas sur l'événement directement. Il parle de la joie, de la grâce, de sauver des gens. 
Qu’avez-vous fait ensuite ?
On est sortis. On a été à la banque du sang. Il y avait un grand sens de la communauté entre les gens. Le soir d'après, une femme mangeait un gâteau au chocolat à la terrasse d'un restaurant. J'étais sidéré. C'était si beau, si courageux. La vie continue. La vie devait continuer. Ce qui était horrible, c'est qu'on a su tout de suite que le gouvernement américain allait retourner l'événement en revanche et que justice allait être faite. Et ce qui s'est passé ensuite a été pire que l'événement.
La vie continue, cette idée sous-tend tout votre roman, non?
Juste après le 11 septembre, ma première image a été le funambule – mais j'écrivais "Zoli" et je voulais le terminer. Un funambule que j'allais faire tomber. Après, cela m'a semblé trop facile et j'ai eu l’image d'un moine irlandais vivant dans le Bronx. Je voulais arriver à du religieux, à de l'émotionnel. L'histoire de Corrigan m'a mené à Tillie, qui m'a menée à Jazzlyn. Tout s'est mis en place pour un livre polyphonique.Si le funambule était tombé, la vie n'aurait pas continué.Je crois que le livre est plus intéressant du fait que le funambule n'est pas tombé. Cela a amené le courage. Tous les personnages sont des équilibristes, mais sur terre. Parfois, une chute sur terre est plus grave que si vous êtes à 400 mètres du sol. Un funambule ne tombe que s'il a peur. Nous qui sommes sur terre, qui ne dansons pas sur la corde, nous avons très souvent peur. Mon roman parle des anonymes sur terre. Leurs vies ont beaucoup de valeur à mes yeux. Même si le funambule a fait quelque chose d'extraordinaire, la prostituée et ses enfants m'intéressent davantage.
Les personnages sont-ils purement imaginaires?
La beauté de la fiction, c'est que les personnages des livres sont parfois plus réels que les 6,5 milliards d'individus que l'on n'a pas encore rencontrés. A part le funambule, tous les personnages sont inventés. Pour la première fois, je parle d’un personnage aisé, Claire, qui habite Park Avenue. Les riches aussi peuvent perdre un enfant à la guerre. Je voulais raconter le Vietnam par son biais, voir son point de vue. J'aimerais qu'elle soit ici, à côté de moi. C'est une bonne personne.
Tout est-il écrit pour chacun depuis sa naissance?
Non, tout n'est pas écrit mais on a son destin en soi. Même si nous faisons aussi des choix. Corrigan tombe amoureux d'Adelita et sa vie change. Celles qui changent le plus, ce sont les petites-filles de Tillie, la prostituée, qui rencontrent Gloria et Claire. Mon roman n'est pas sur le hasard mais sur les coïncidences où des gens se croisent et se reconnaissent. Il se passe dans la vie des choses qu'on n'oserait pas raconter dans un livre.
Vos personnages paraissent terriblement présents.
Je prends des photos mais le lecteur doit entrer dans le livre, ouvrir les portes, fouiller dans les tiroirs. Là est la beauté de la fiction. L'écrivain que je suis veut que le lecteur entre dans son livre mais je refuse de lui dire comment il doit se sentir. Je lui permets de sentir quelque chose. En fait, un livre n'est pas fini tant qu'il n'a pas été lu. Et l'interprétation reste totalement libre. Pour moi, les meilleurs livres ont une fin ouverte.

Colum McCann en quelques dates 

Des éléments qu'on retrouvera dans l'oeuvre du romancier.

Colum McCann. (c) Ulf Andersen.
1965 Naissance dans la banlieue de Dublin dans une famille classique: père journaliste, mère au foyer, deux frères, deux sœurs.
1973 Prend conscience du pouvoir que peut exercer une histoire, après une visite à son grand-père en maison de retraite. Une rédaction pour l'école devient son premier essai: "J'ai travaillé pendant des heures et des heures, m'appliquant sur chaque mot."
1982 S'inscrit dans une école secondaire proposant du journalisme. Il est nommé Jeune Journaliste de l’année pour une série de reportages sur la violence domestique à Dublin. "C'est vraiment ce type de journalisme qui m'a ouvert. Je me rendais dans des appartements situés dans des quartiers que je ne connaissais pas du tout. J'étais un enfant de classe moyenne, j'ai dû apprendre à parler et surtout à écouter. Les seringues d’héroïne dans les escaliers, les junkies qui traînaient sur les paliers, cela m'a ouvert les yeux. J'ai rencontré ces femmes, celles dont parle Roddy Doyle, celles qui se cognent dans les portes."
1984 "J'avais dix-neuf ans et je n'avais jamais rien vu de pareil. J'étais un peu fou, cet été-là, en roue libre. Je vivais à Brighton Beach, dans un appartement pourri. Et puis j'ai trouvé un job au Universal Press Syndicate. D'abord, ils m'ont engagé comme coursier. Je prenais les commandes de sandwiches. Je ne savais même pas ce qu'était la mayo: pour moi, c'était un comté dans l’ouest de l’Irlande. Je me trompais tout le temps dans les commandes, à la fin, cela devenait risible. Et puis ils m’ont nommé reporter. J'ai arrêté de courir partout. J'ai passé quelque temps là-bas et je suis rentré en Irlande. J'avais découvert autre chose, je m'étais ouvert. J'étais heureux de rentrer à Dublin mais je voulais déjà repartir."
1986 Colum McCann part à Cape Cod dans le Massachusetts. Le court séjour envisagé durera une année et demi. "Je voulais écrire le grand roman américain. J’ai atterri à Hyannis et je me suis acheté une machine à écrire. Hélas ! A la fin de l’été, c'était toujours la même page qui se trouvait dedans. Et je ne pouvais même pas lire ce que j'avais tenté d’écrire. C’est là que j'ai compris qu'il était temps pour moi de vivre autre chose, de me sortir de mon cocon de col blanc. J'ai pris un vélo et pendant un an et demi, j'ai traversé une quarantaine d’Etats et parcouru environ 12.000 miles. Ce fut un voyage incroyable. Je n'en ai pas fait un roman mais j'ai des histoires pour toute une vie: je me suis perdu dans le désert en Utah, en Californie, j'ai failli me faire tuer par un Indien Ute qui venait de passer sept ans en prison pour meurtre, j'ai vécu avec une famille Amish en Pennsylvanie, je pourrais vous en raconter tant d’autres. Depuis tout jeune, j'avais imaginé l’Amérique de Kerouac et de Cassady; c'était complètement différent, mais c'était tout simplement fantastique. Un jour, j'écrirai à ce sujet, peut-être."
1988 Retour au Texas pour travailler dans un ranch destiné à réinsérer les délinquants juvéniles. "J'ai fait la connaissance de mon ami Terry Cooper, une de plus grandes influences sur mon existence, sur mes lectures, sur mon approche de la vie. On travaillait avec des jeunes qui venaient de foyers brisés ou qui avaient eu des problèmes avec les autorités. Je m'occupais d’un programme qui confrontait ces jeunes à la nature : trois mois dans les montagnes. C'était incroyablement dur mais c'était magique. Tous les soirs, sous les étoiles, je lisais des histoires à ces petits durs. "L'Attrape-cœur" de Salinger ou "L'Oiseau Canadèche" de Jim Dodge. Vingt ans plus tard, je reçois toujours des lettres des jeunes. Certains sont retournés en prison mais la plupart s'en sont sortis. C'était une époque incroyable pour moi. J'ai écrit deux livres qui n'ont pas été publiés – et qui, moi vivant, ne le seront jamais."
1990 Colum McCann s’inscrit à l’Université du Texas. "Je suis devenu barman sur Guadalupe Street. C'était la ville, j'étais plus mature, j'avais vingt-cinq ans et je m'éclatais vraiment à l'université. Les cours d'anglais, bien sûr, mais aussi les autres matières, l'astronomie, la physique, etc… Ma curiosité était sans limites. C'était super. C'est à cette époque que j’ai rencontré Allison (mon épouse), pendant un séjour à New York. J’ai fait sa connaissance un soir et le lendemain, j’ai attendu des heures qu’elle descende du train."
1992 Le couple se marie et part au Japon où Allison fait des études. "Ce n'est pas mon endroit préféré sur terre mais j'y ai rencontré des gens fabuleux. Et puis il y a une grande qualité de silence, une sorte de vide propice à l’écriture. J'ai beaucoup travaillé. J'ai fini mon recueil de nouvelles, "La Rivière de l'exil", que j'avais commencé au Texas, et j'ai commencé mon premier roman, "Le Chant du coyote". 
1994 Ils rentrent à New York. Ils ont trois enfants, Isabella, John Michael et Christian. Allison est enseignante dans une école de West Side. "Je suis incroyablement gâté. J'habite à New York mais la voix de l'Irlande résonne partout. Si je devais me présenter, je dirais que je suis un auteur international. J’ai eu la chance de connaître tellement d’autres vies – j'ai vécu avec les sans-abri dans les tunnels du métro new-yorkais, j'ai rencontré les danseurs du Kirov à Saint Petersbourg, je suis allé à la rencontre des Roms dans des camps en Slovaquie… c'est mon boulot. Je ne changerais rien. Je ne le referais pas non plus, il y a tant à faire encore…"
2007 A propos de "Zoli": "Zoli est inspirée par Papusza, qui a appris à écrire toute seule, et non avec son grand-père comme dans le livre. A l’époque, pour une jeune femme tzigane, savoir lire et écrire était un tabou énorme – je ne sais même pas à quoi cela pourrait correspondre aujourd’hui. Papusza a été poétesse et a été bannie par sa communauté. En cela, Zoli lui ressemble, mais le reste du livre est de la fiction. Cela a été très dur pour moi de savoir qui elle était. Après deux ans et demi sur le projet, je l'ai laissé tomber parce que je n'arrivais pas à savoir qui Zoli était. J'ai eu deux semaines de chagrin et de souffrance. Tout était dur. Je fichais en l'air plus de deux ans de travail, alors que j'ai des enfants ! Mais tout d'un coup, Zoli est revenue. Sa voix m'est arrivée. Comme si ce temps de peine avait été nécessaire. De tous les personnages que j'ai créés, c’est Zoli qui, aujourd’hui, m'accompagne le plus. Quand elle est revenue, elle est restée!"

jeudi 5 septembre 2013

LM le nouveau prix de Maya Angelou

Maya Angelou lors de la séance à Duke Chapel. (c) Jisoo Yoon/The Chronicle.

L'écrivaine et poétesse afro-américaine Maya Angelou vient de recevoir le prestigieux Literarian Award, décerné par le National Book Award aux Etats-Unis. Une distinction hautement méritée pour cette femme de 85 ans dont nous avons déjà dit ici dans ce blog tout le bien que nous pensions.
L'auteure de "Je sais pourquoi chante l'oiseau en cage" a reçu le prix décerné chaque année aux auteurs ayant apporté leur contribution à la communauté littéraire.

En août dernier, Maya Angelou s'adressait  à une classe d'étudiants de Duke Chapel en les exhortant à être un arc-en-ciel dans le nuage d'un autre"("to be a rainbow in someone else's cloud").

La professeure à l'Université de Wake Forest a distillé son message d'émancipation individuelle à la classe de première année. Elle a exhorté les étudiants à profiter de toutes les ressources qui leur sont offertes par l'Université et a cité des professeurs et des bibliothécaires comme exemples. "Ils vous aiment tous, mais je suis la seule à le dire", a-t-elle lancé.

Maya Angelou a aussi souligné l'importance de la littérature dans l'épanouissement personnel et a conseillé aux étudiants d'en apprendre davantage sur des cultures différentes.

"Je suis un être humain et rien de ce qui est humain ne m'est étranger", a-t-elle encore dit, citant le dramaturge romain Térence.

Elle a enfin fait référence à Langston Hughes, à ses propres œuvres, et a chanté la chanson folklorique "Dieu a mis un arc-en-ciel dans le ciel". Ce qui lui a permis d'expliquer qu'elle doit beaucoup de son succès à des personnes qui ont agi comme des "arcs-en-ciel dans ses nuages", comme son oncle Willie.

On s'en doute, la leçon de Maya Angelou a été accueillie par une ovation debout. "Je pourrais l'écouter toute la journée", a soupiré une étudiante. Elle n'est pas la seule.