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mercredi 28 janvier 2015

Une seconde chance tendue et saisie

En cette période où l'idée de "seconde chance" pour les gamins refait heureusement surface, voilà que paraît en poche l'excellent roman pour jeunes ados "Mauvais garçon" de Michael Morpurgo, subtilement illustré par Michael Foreman (traduit de l'anglais par Diane Ménard, Gallimard Jeunesse, Folio Junior, 107 pages).

Il a paru fin 2012 dans la collection "Roman junior" de Gallimard Jeunesse (135 pages), format plus grand, meilleur papier, illustrations et texte mieux mis en valeur (10.000 exemplaires écoulés). Si on peut se permettre de dépenser 8,50 euros plutôt que 5,60 pour le poche, il faut le faire. Si ce n'est pas possible, le "Folio Junior" ne diffère guère du "Roman junior": le texte est plus resserré, quelques dessins ont changé de place.

Dans "Mauvais garçon", un grand-père donne à son petit-fils un cahier où il raconte à la première personne comment, petit, il a failli mal tourner. Il est né pendant la Seconde Guerre mondiale, sans père, dans une fratrie nombreuse de six enfants. Comment Mam pouvait-elle faire face à tout cela?

A l'école, ce n'était pas la gloire. Sauf à la classe de musique de Miss West. Mais Miss West a été déplacée. Et le narrateur privé de la musique qu'il adore, son repère, et de cette institutrice qui a osé lui faire confiance plonge. Un petit larcin, un autre. Et cette étiquette de "Mauvais garçon" que son entourage lui colle sur le front! En rupture d’école, de société, de famille, le grand ado sera placé en "maison", c'est-à-dire en maison de redressement, pendant un an.

Ce sera sa chance finalement. Car il rencontre là un vieil homme, M. Alfie, qui lui servira un peu de père. Il y découvrira surtout aussi le monde des chevaux qui deviendra sa vie professionnelle, sa raison de vivre. Dans ce milieu dur, où il faut travailler beaucoup, il réalisera ainsi que sa vocation n’est pas d'être voleur mais de marier si possible musique et équitation. N'est-ce pas lui seul qui est parvenu à apprivoiser Dombey, le cheval violent car autrefois maltraité? Parce que M. Alfie lui redonne confiance en lui, comme Mlle West l'avait fait et a continué à le faire de loin, le narrateur recouvrera son estime de lui-même.

Avec Dombey, illustration de Michael Foreman. (c) Gallimard Jeunesse.

Le roman se poursuit avec les épisodes de sa vie, privée et professionnelle, pleine de bonnes surprises. L'entrée à l'armée, la rencontre avec la future grand-mère, au-delà de la rupture définitive avec sa mère. "J'ai eu de la chance, finalement", écrit le narrateur de ce livre sensible et prenant.

"Mauvais garçon" est un très beau roman de la seconde chance, qui fut offerte au narrateur. Et qu'il a pu saisir parce qu'il était encore capable de le faire. Il n'est pas resté voyou parce que Mlle West a cru en lui, et ensuite M. Alfie. Il n'était pas que l'appellation par laquelle il était désigné. Mais s'il n'avait eu ces précieux soutiens, il aurait pu mal tourner.

En choisissant qu'un grand-père raconte sa vie à son petit-fils, Michael Morpurgo prend une intéressante distance temporelle. De ce passé, il raconte une histoire s'adressant au présent de ses lecteurs. Son repenti peut ainsi donner l’air de rien une leçon de vie. Dire que tout le monde n'est pas parfait. Qu'on peut faillir mais aussi se redresser.

Son roman donne aussi de nombreuses explications sur les "maisons de redressement" dans l’Angleterre de l’immédiat après-guerre, sévères, violentes mais dévouées à leur tâche. Elles prônaient le travail et l'effort physique pour rééquilibrer un mental en recherche. Elles avaient de l'intérêt pour les gamins pris individuellement.

Si le roman à fin heureuse peut paraître un peu angélique, il se lit avec beaucoup d'intérêt et de plaisir. Sa position par rapport à la "seconde chance" en fait un cadeau. Les illustrations en noir et blanc de Michael Foreman rendent un bel hommage aux chevaux et font superbement naître l'ambiance du texte.


Le début de la version poche de "Mauvais garçon" peut être lu ici.





dimanche 25 janvier 2015

Celui qui faisait rêver la nuit avec la radio


Ecoutez ici.

José Artur.
Ouiiiiii, on est au "Pop Club", sur France-Inter, émission quotidienne, créée le 4 octobre 1965 par José Artur, lunettes cerclées et écharpe blanche, impeccable compagnon des nuits radiophoniques.

Lui, l'idole de toute une génération d'auditeurs, était né le 20 mai 1927. L'accompagnateur de nos soirées nous a quittés sans prévenir à l'aube de ce samedi 24 janvier 2015.

Son fils David Artur a indiqué que l'animateur de radio était hospitalisé depuis une dizaine de jours à la suite d'un accident vasculaire cérébral.

Mais n'avait-il pas dit  "Si je meurs un jour, j'aimerais que ce soit une nuit" ?

"Il faut rire avant d'être heureux", pensait José Artur, mort à moins de 88 ans. Trop tôt! On l'entendait encore régulièrement sur les ondes, jamais méchant, toujours impertinent, curieux. Et ses rires... Après un  silence toutefois lors de l'arrêt brutal de son "Pop Club" en juin 2005, c'est à peine si la direction de l'époque l'avait prévenu, il avait peu à peu repassé les portes de la Maison de la radio et était réapparu à quelques micros, le temps d'un été, le temps d'une émission. Offrant à ses millions de fans l'occasion de réentendre sa voix, d'y distinguer à nouveau ses sourires - à l'époque, la radio n'était pas encore filmée.

Quelques-unes de ces citations:
"La seule école libre est l'école buissonnière."

"J'ai arrêté d'envoyer des habits à l'abbé Pierre, il ne les met jamais."

"Qui suis-je? Où vais-je? Qu'est-ce qu'on mange à midi?"

"Avec la radio, surtout la nuit, on peut encore faire rêver."
Les hommages à José Artur, disparaissant si vite après Jacques Chancel, pleuvent. Ceux d'une génération. Dont ce tweet de Bernard Pivot:
"José Artur avait toujours d'avance un bon mot, deux réparties et trois histoires drôles. Son esprit si vif rendait le nôtre poussif."

Pour retrouver José Artur, ou découvrir le parcours incroyable de l'homme, on plongera dans son épatant livre de souvenirs, "Au plaisir des autres" (Michel Lafon, 2009) à condition de le trouver car l'ouvrage n'est plus disponible. En bibliothèque, chez des amis?
Le livre est sorti quatre ans après la fermeture définitive du "Pop Club" - émission culturelle musicale que José Artur présenta chaque soir de la semaine sur France Inter - après quasiment 40 ans de bons et loyaux services. Il a un peu réconforté les inconditionnels de l'animateur, perdus depuis son départ de la radio. Même si France Inter avait consacré une émission quotidienne à José Artur durant l'été 2008. Dans la séquence "C'est pas croyable", l'infatigable homme de radio conta à Stéphane Bern sa vie au théâtre, dans ses coulisses et à la radio, depuis sa naissance le 20 mai 1927, ainsi que les innombrables rencontres extraordinaires qu'il avait faites. Avec émotion, rires et enthousiasme.

Ces souvenirs audio se  prolongent de façon très agréable dans le livre "Au plaisir des autres", qui n'est pas une autobiographie au sens habituel. "Je ne suis pas une star", y écrit José Artur, "mais un spot. A travers mes émissions, j'ai pu éclairer des personnages que je n'aurais jamais cru, jeune homme, approcher." Et quels personnages! Tout ce qui compte comme grands noms dans notre petit monde a défilé à son micro. De Jacques Prévert à Johnny Hallyday, en passant par Eugène Ionesco, Salvador Dali, Brigitte Bardot, Marguerite Duras, Jeanne Moreau, Coluche et les dizaines d'autres célébrités qu'on croise au fil de ces chapitres enlevés.

D'une plume alerte, José Artur raconte sa vie. Et quelle vie! Piètre élève mais fou de théâtre, il est très tôt le protégé de François Périer. Il va chez Colette, chez Cocteau, chez Pierre Fresnay et Yvonne Printemps. Après la guerre, il fait du théâtre, du cinéma, de la radio. Les rencontres se succèdent. Aujourd'hui, elles sont devenues des portraits gourmands, fantaisistes parfois, insolents souvent, drôles toujours. Alignant les anecdotes et promenant son regard sur le monde, José Artur livre, l'air de rien, une analyse percutante des quatre dernières décennies de notre société.


Et pour retrouver l'esprit de José Artur, on reprendra le recueil "J'ose en rire!" (Le cherche-midi, 2011), ceint à sa sortie d'un bandeau "Satisfait ou remboursé" précisant que la réclamation devait être accompagnée d'un constat officiel "certifiant n'avoir pas décelé l’ombre d’un sourire sur le visage du requérant durant toute [sa] lecture". L'éditeur prenait peu de risques avec le recueil de pensées de José Artur. L'animateur de feu le "Pop Club" est accompagné pour cette tâche d'un bourreau de travail, André Forestier. Impayable duo à l'origine de "J'ose en rire!", un florilège décoiffant qui se dévore dès qu'on l'entame ou se picore selon l'envie.

Anecdotes, blagues, citations, devinettes, extraits de presse, perles et photos amusantes passent notre société au crible, la flinguent, en veulent aux femmes comme aux hommes, s'amusent d'un rien comme d'un tout sans oublier la sexualité. Surtout, les mots célèbrent le dieu humour. A son propos, Guy Bedos a dit : "L'humour est une langue qui, pour certains, aurait besoin de sous-titres." On les plaint, ceux-là, mais ce n'est pas pour autant qu'ils réclameront contre ce livre indispensable, qui dérouillera les zygomatiques des plus récalcitrants.





vendredi 23 janvier 2015

Pour parler de l'islam aux enfants

Ne quittons pas tout à fait Maylis de Kérangal puisqu'elle a fondé les Editions du Baron Perché où paraît un remarquable documentaire, bien utile en ces temps troublés.

Brigittte Stephan, l'éditrice, explique sa démarche:
"Après les attentats de la semaine passée, il est plus que jamais nécessaire de parler aux enfants de ce qu'est réellement l'islam. Le livre "Comment parler de l'islam aux enfants", de Gérard Dhôtel, devrait aider parents et enseignants à montrer que l'islam, si souvent confondu avec islamisme voire terrorisme, est pourtant porteur de tolérance et de bienveillance.
J'ai édité ce livre en novembre dernier, car moi-même, je ne connaissais pas bien cette religion, bien qu'elle soit la deuxième de France. J'ai pensé qu'il était urgent et important de donner des bonnes clefs de compréhension, pour éviter les amalgames et les préjugés."

Il s'agit de "Comment parler de l'islam aux enfants", de Gérard Dhôtel (Le Baron perché, 112 pages). Un livre pour enfants mais destiné aux adultes. Merci à cette collection qui permet de mettre à niveau ses connaissances sur un sujet et qui les organise à destination des enfants. Rappelons que Gérard Dhôtel est aussi l'auteur de l'excellent "Israël-Palestine, une terre pour deux" (Actes Sud Junior, 144 pages, 2013), Pépite du documentaire au Salon du livre jeunesse de Montreuil 2013, à lire ici.

En préambule de ce nouvel ouvrage, Gérard Dhôtel explique que trois rencontres "m'ont amené à mieux réfléchir au message et aux pratiques d'une religion qu'en fait je connaissais mal. Il m'a fallu du temps, des rencontres, des lectures pour mieux la comprendre et me débarrasser des idées reçues et autres amalgames qui polluent trop souvent la vision que l'on a du monde et de l'autre."

Cet aveu qu'il fait, on est nombreux à le partager. On connaît mal l'islam. On en connaît des mots mais on ne sait pas exactement à quoi ils réfèrent. Gérard Dhôtel est un formidable guide dans cette religion, même s'il précise que son point de vue est celui d'un Occidental élevé dans la religion catholique. Son livre, "un regard, le plus neutre possible", explique et aide à répondre aux questions des enfants, sans rien occulter des questions qui fâchent et des événements de l'actualité. Des faits de 2014 apparaissent dans ce livre publié en juin 2014.

"Comment parler de l'islam aux enfants" se compose de deux parties. La première présente l'islam, deuxième religion du monde, ce qu'il faut en savoir (définition, Muhammad, courants, histoire), ce que dit l'islam (Coran, Allah, pratiques, rituels), les idées reçues (dont un très bon chapitre sur les peurs que suscite l'islam, analysant très clairement les réactions des non-musulmans). Tout est clair, bien expliqué, souvent dense et exigeant un effort logique de lecture.

La seconde partie se compose de quinze fiches pour comprendre, abordant de grands thèmes liés à l'islam: importance de cette religion, chefs religieux, Coran, piliers, place de la femme. Leur particularité est qu'elles se basent chacune sur une photo et que les réponses aux questions que posent ces images sont organisées en trois niveaux de difficulté selon l'âge des enfants auxquels elles sont destinées (5-7 ans, 8-10 ans, 11-15 ans). Le procédé est extrêmement intéressant car encore une fois cette immense matière qu'est l'islam est bien organisée à destination des lecteurs, jeunes ou vieux.

Un glossaire et des dates complètent cet ouvrage bien utile pour savoir ce que représentent les mots sunnite, chiite, ramadan, laïcité, etc. En une bonne centaine de pages très accessibles, on tient en main de nombreuses clés pour mieux comprendre l'islam.


Pour lire un extrait du livre, c'est ici.

dimanche 18 janvier 2015

L'écriture en hors-piste de Maylis de Kerangal


Maylis de Kerangal.
Maylis de Kerangal, Prix Médicis 2010 et Prix Franz Hessel pour "Naissance d’un pont" (Verticales, 2010, Folio, 2012) est à Bruxelles ces jours-ci. Il y a encore une occasion de la rencontrer, demain, lundi 19 janvier, à 20h15, à la Maison Autrique (266, chaussée de Haecht, 1030 Bruxelles), dans le cadre du cycle Portées-Portraits de l'asbl Albertine, pour une lecture musicale de son magnifique roman "Réparer les vivants" (Verticales, 2014), Grand Prix RTL-Lire, qui fait le récit romanesque et sensible d’une transplantation cardiaque. Le début du livre peut être lu ici.

Le texte sera lu par Itsik Elbaz, accompagné au piano par Jean-Philippe Collard-Neven. La mise en voix sera assurée par Geneviève Damas. A l'issue de la lecture, un verre sera offert afin de rencontrer de manière conviviale les artistes de la soirée. Prix des places : 8 € (et l'occasion de visiter toute la maison).
En apéritif et en entrée libre, dès 18h30, une rencontre avec Maylis de Kerangal sera aussi organisée à la Maison Autrique en partenariat avec la librairie-Café 100 Papiers (23 avenue Louis Bertrand à 1030 Bruxelles).
Renseignements et réservations: albertineasbl@gmail.com  ou www.albertine.be

Maylis de Kerangal, c'est bien entendu le superbe "Réparer les vivants" avec des mots comme ceux-ci,  "Le cœur de Simon migrait dans un autre endroit du pays, ses reins, son foie et ses poumons gagnaient d'autres provinces, ils filaient vers d'autres corps." Vingt-quatre heures d'aventure collective et intime, d'amour et de fonctionnement cardiaque, de tensions et de relâchements. Un roman dont on sort différent.


Maylis de Kerangal, c'est aussi un magnifique album pour enfants, "Hors-pistes", illustré par Tom Haugomat (Editions Thierry Magnier, collection "Les décadrés", 40 pages).
Les trois jours d'aventure en montagne que partagent Paul, le narrateur âgé de sept ans, et Bruce, un ami de ses parents qui refait surface après trois ans de silence pour honorer une ancienne promesse, "aller chercher la montagne en soi".

Laissons l'album quelques instants pour expliquer le principe de la collection à laquelle il appartient. Dans "Les décadrés" en effet, ce n'est pas un texte qui est donné à un illustrateur comme c’est le cas en général mais les illustrations, laissées à la libre imagination de leur créateur, qui sont proposées terminées à un auteur pour qu'il pose une histoire dessus. L'album se termine sur une visite de l'atelier de l'illustrateur. Ceci naît dans le cadre d'une association entre la Galerie Jeanne Robillard qui expose l'artiste et les Editions Thierry Magnier qui publient le livre.

Paul et Bruce sont prêts à partir. (c) Ed. Th. Magnier.

Ce très beau deuxième titre des "Décadrés" réunit donc Maylis de Kerangal et Tom Haugomat. Ce dernier, sérigraphiste, a choisi le thème de la montagne et limité les couleurs de ses dessins à deux, cyan et magenta, sans oublier le blanc. Leur genre aussi: des cadrages alternant scènes de vies fourmillant de détails,  grands paysages contemplatifs et dessins plus anecdotiques.



Paul a rêvé cette virée.
Des quinze sérigraphies principales proposées - mais pas toujours retenues, placées dans l'ordre qu'elle souhaitait, Maylis de Kerangal fait naître une très belle histoire où vont se rencontrer deux générations d'hommes, partis à la montagne faire du hors-piste.
Chacun sur ses skis dans la blanche immensité suit le cours de ses pensées. Paul, petit bonhomme, se cherche et se fraie un chemin entre ses craintes et ses rêves d'arpenteur de montagne. Bruce l'adulte assure, montre, explique la crevasse, cavité à haut pouvoir attractif. Et c'est l'accident de l'aîné, qui oblige l'enfant à grandir, à sortir de son sillon, à se découvrir.

 "Hors-pistes" est une aussi belle aventure pour celui qui lit l'album que pour ceux qui l'ont conçu.

Paul trouve du secours. (c) Ed. Th. Magnier.








vendredi 16 janvier 2015

C'est comment, d'être le fils d'Arthur Wise?



Stuart Nadler. Voilà le nom d'un jeune écrivain américain à retenir. Il a été distingué en 2012 comme l'un des cinq meilleurs auteurs de moins de trente-cinq ans de l'année par la National Book Foundation, en même temps notamment que Justin Torres, auteur du remarquable premier roman "Vie animale" ("We the animals", traduit de l'américain par Laetitia Devaux, L'Olivier, 2012). Il avait alors publié un recueil de sept nouvelles impressionnantes de maîtrise, "Le livre de la vie" ("The book of life", traduit de l'américain par Bernard Cohen, Albin Michel, 2013).

Pour le reste, on sait qu'il a grandi à Boston, où il vit toujours avec son épouse, qu'il sort de l'université de l'Iowa où enseigne Marilynne Robinson, qu'il est lauréat du "Truman Capote Fellowship", qu'il est passé par l'université du Wisconsin et qu'il n'a plus peur de l'avion. Son âge? Mystère! Je dirais 35 ans actuellement.

Nous parvient aujourd'hui la traduction du premier roman de Stuart Nadler, le très beau et très américain "Un été à Blue Point" ("Wise men", traduit de l'américain par Bernard Cohen, Albin Michel, 422 pages).
Un livre qui se déroule en grande partie à Cape Cod, cet endroit où il fallait avoir une maison secondaire quand on était un Américain de l'Est dans les années 50 et 60. A remarquer qu'on le comprend, le lieu est paradisiaque.

C'est donc là, à Cape Cod, que Robert Wise installe sa petite famille, à savoir sa femme et son fils de dix-sept ans, en 1952. "Si la première partie de sa vie avait été une bataille pour mon père, Bluepoint en symbolisait la victoire", lit-on. L'avocat vient de remporter son premier grand procès qui fera entrer le fils d'immigré juif qu'il est dans la catégorie des gens riches. Il n'y pénètre pas seul. Il a un associé, Robert Ashley, soldat américain qui lui a sauvé la vie à Cherbourg durant la Seconde Guerre mondiale, et à qui il voue une reconnaissance éternelle. Le célibataire s'installe dans une autre maison du Cape Cod, un peu plus bas sur la colline qui descend vers la mer.

Tout baigne? Oui et non. Car si l'existence dorée convient parfaitement bien à Robert Wise et à son épouse, elle coince dans la gorge de leur fils, Hilton Samuel Wise. A dix-sept ans, on est facilement déboussolé, lui concède le romancier. Ce que voit le narrateur,  c'est l'autre côté du décor en or de plus en plus massif. Le serviteur noir, Lem Dawson, acheté avec la maison, traité comme un boy. La nièce de ce dernier, Savannah, qui vit comme elle le peut avec son aventurier de père même si ce dernier eut des heures de gloire comme joueur de base-ball, et dont il tombe immédiatement amoureux, sans le savoir lui-même. Déboussolé... au risque de se noyer.

Stuart Nadler. (c) Nina Subin.
"Hilly a toujours essayé",  me dit Stuart Nadler, de passage à Bruxelles, "et c'est le cœur du livre, de racheter son péché d'être né dans un monde privilégié. Il est touché par la question raciale aussi, en tant que jeune homme d’abord, en tant que journaliste plus tard. Il a une tendance à l'expiation et le réflexe de tenter de sauver des femmes condamnées."

On pourrait aussi résumer ce beau livre dans la question qu'adresse plus tard Lauren, une autre adolescente en recherche, à Hilly alors adulte: "C'est comment, d'être le fils d'Arthur Wise?"

Toute l'ossature de ce roman plein de finesse se trouve dans cette relation père-fils et dans les trous de celle-ci jusqu'à la peut-être réconciliation finale. "Oui, je n'y ai pas pensé consciemment. Quand on s'intéresse à des personnages imparfaits, on découvre plein de choses sur eux en écrivant leurs  péchés et ceux des autres. C'est une réconciliation qu’on cherche."

On parcourt aussi soixante ans d'histoire des Etats-Unis dans ce livre en trois parties (1952, 1972, 2012), vus par l’œil du narrateur: "Sa voix s’est imposée à la première personne dès le début", se souvient le romancier. "J'ai toujours eu envie d'écrire un roman sur une longue période de temps. 1947 est le vrai début du livre. C'est aussi l'année où les Noirs ont pu intégrer les équipes de sport. 1952 a été une année extraordinaire, le début de la guerre froide. En 1972, il y a eu le rapport du Pentagone sur le Vietnam, Nixon a été réélu. Ce fut une année cruciale et l'aube du pessimisme américain. Il est difficile d'écrire un roman sur autant de temps à la première personne. J'ai choisi de faire des séquences temporelles plutôt que de raconter chaque année. J'ai opté pour de grandes époques avec des flash-backs comme l'accident d’avion du père à la fin."

On découvre encore le monde des cabinets d'avocats qui s'enrichissent à la suite d'accidents - d'avions dans le cas des associés Wise & Ashley. Sur le dos des compagnies d'aviations, en prélevant un pourcentage des indemnités qu'ils obtiennent pour les victimes. Au point de devenir parfois les experts dans des contrats ultérieurs. Un cynisme diablement bien montré.

Un événement peut-il avoir des conséquences sur toute une vie? La chute d'un avion en 1947 pour le père, la rencontre avec Savannah en 1952 pour le fils, d'autres éléments dont on laissera la surprise? La question apparaît en filigrane, tout comme la relation entre les deux associés qui, au début, s'échangent du courrier en envoyant le "boy" porter leurs missives à travers la colline de Cape Cod.

"Un été à Bluepoint" est à la fois un roman d'amour et de culpabilité. Pour Stuart Nadler, "c'est plus un roman d'amour que de culpabilité mais l'un et l'autre sont présents. Qu'on le veuille ou non, la culpabilité est un fait de la vie auquel on ne peut pas échapper. Mais certains y échappent plus que d’autres." Hilly conserve l'idée de Savannah dans un coin de sa tête, même quand les années passent par dizaines. Il n'en a reçu qu'un baiser en 1952 dont il apparaît l'otage. Il attend sa belle, il la cherche partout. "Mon personnage a une vision très sentimentale de l'amour. Il s'accroche à ce baiser, pour des raisons de désillusion sentimentale, pas pour vivre cet amour. Son obsession est un peu borderline. Il en est le prisonnier volontaire. Il n'a eu qu'un baiser, s'il avait eu davantage, que se serait-il passé?"

Cela évite à Hilly de vivre sa vie, jusqu'au jour où son père qui a toujours eu de l'ascendant sur lui en décide autrement. "Je ne connais pas des gens qui soient aussi riches qu'Arthur Wise", m'explique l'Américain, "mais je connais des hommes qui lui ressemblent beaucoup. Des gens qui sont partis de rien, qui ont connu le succès et qui ont toujours cet appétit pour la réussite."

Et par rapport à son goût pour le commandement? "Une partie du livre est sur l'image que donnent les gens et sur ce qu'ils sont vraiment. Pendant longtemps, Hilton a eu une vision superficielle de son père, à la fin, il comprend les mécanismes de défense qu'il a mis en place pour se protéger."

Est-ce un effet de la guerre ou était-il comme ça avant? Prendre des revanches sur tout le monde parce qu'il avait été sauvé? Décider de tout et de tous, même du mariage de son fils? "La guerre? Je ne sais pas. Il n'est pas rentré le même de la guerre mais je n'ai pas beaucoup exploré cela. Quand on a été au combat de si près et comme il a été sauvé par son camarade Robert, c'est compliqué d’échapper aux séquelles. Mes deux grands-pères ont pris part à la Seconde Guerre mondiale mais aucun des deux ne m'en a jamais parlé."

"Un été à Blupoint" entrelace agréablement deux points de vue de l'Amérique. Et, avec les multiples histoires qu'il décrit, il nous donne à aimer le fils bien entendu, mais aussi le père, et leurs proches.




lundi 12 janvier 2015

Liliane Wouters demain aux Midis de la poésie


Quand les temps sont troublés, la poésie offre son réconfort, ouvre plus grand et plus fort le monde.

Quelle chance avons-nous que reprennent demain, mardi 13 janvier, les "Midis de la poésie".
Philippe Jones en disait: "La poésie est un passe-partout qui ouvre, par le verbe, images et sons, provoquant le sensible, délivrant les idées, pour connaître le monde dans les ombres du soir, sous la lumière des Midis." 
Les "Midis de la poésie", coordonnés par Mélanie Godin, ce sont vingt-trois séances de septembre 2014 à avril 2015, le mardi entre 12h40 et 13h30, dans le petit auditorium des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique (3 rue de la Régence, 1000 Bruxelles). Le ticket d'entrée (6 ou 3 euros) donne accès, le même jour, au Musée d’Art ancien et à la sélection des œuvres d’art moderne dans le patio et au niveau + 1 du patio.

Liliane Wouters.
La première séance de l'année 2015 des "Midis" sera consacrée à notre très chère Liliane Wouters et s'intitule "Au temps où les oranges étaient rares". Demain midi donc.

A propos du dernier livre de Liliane Wouters, "Derniers feux sur terre" (Le Taillis Pré, 2014), Lucien Noullez écrit ceci dans "Recours au poème": "Là où d’autres plongeraient au néant, Liliane Wouters parie sur un sursaut de vie. Car la fin de la vie ouvre peut-être une vie nouvelle. C’est ce que suggère, avec un tact infini, ce très beau livre."


Ici un extrait de "Derniers feux sur terre" (Le Taillis Pré, 2014), son dernier recueil en date.

"Comment le dire simplement
sur les milliards d'instants de notre vie
presque tous sont des bulles
qui crèvent aussitôt.
D'autres - très peu - durent toujours
pris dans le fleuve qui nous porte
ils sont déjà l'éternité."


Et un extrait du "Livre du soufi" (Le Taillis Pré, 2009).

"Il dit à ses disciples: je croyais connaître
Chacun des cercles de l’amour
(dont on ne sait s’ils vont vers l’intérieur
Ou l’extérieur – Là n’est pas la question)
Celui qui fait le centre et la circonférence,
Le dedans, le dehors, celui qui fait
La cime devenir l’abîme et le tréfonds
De celui-ci se changer en sommet,
Celui qui dans le gel sent la brûlure
Et dans l’absence la présence, celui-là
Je viens seulement d’en avoir la mesure,
De me voiler la face à son éclat."


La comédienne Carmela Locantore nous présente son "Midi de la poésie" avec la poétesse.

"Liliane Wouters écrit en français et pourtant sous son tracé ronsardien, transparaît l'âme flamande. Elle a été traduite dans de nombreuses langues. De l'anglais à l’espagnol, de l'islandais à l'italien, de l'arménien au grec, du tchèque au roumain et jusqu'à l'impériale langue chinoise, sa poésie traverse frontières, océans et mers, comme elle transperce aussi le cœur des gens.

J'ai recueilli pour ce récital les écrits qui animaient mon désir de partager avec les spectateurs des "Midis de la poésie" les vers de Liliane Wouters; de les faire miens, par le souffle, l'énergie qui s'en dégagent.

Je lirai quelques passages de son autobiographie, "Paysage flamand avec nonnes". Je tenterai par là de lier poésie et prose dans une continuité afin d'entraîner avec moi l'auditoire dans les souvenirs de jeunesse de Liliane et d'ainsi faire entendre son humour, son verbe de poète, un peu comme si on se promenait ensemble dans un jardin où on aurait tout loisir de cueillir des fleurs pour un bouquet sauvage. Le plus important étant pour moi de faire entendre une voix qui nous transportera pour une cinquantaine de minutes, au cœur même de ce qui est l’obsession poétique de Liliane Wouters: l'existence de l'âme, la disparition de l'homme, son vieillissement, la beauté de la nature, la foi, le goût du voyage, de l'étude, la joie, l'émotion, la sensualité!…qui sont autant de sensations qui me traversent quand je parcours son œuvre."





samedi 10 janvier 2015

Les merveilleux crobards de la chère Jacqueline

Faisons un petit exercice.
Je vous donne une liste de titres de livres pour enfants bien connus.
Celle-ci, par exemple.
  • "Tistou les pouces verts", de Maurice Druon
  • "L'opéra de la lune", "Le cancre", et plein d'autres poèmes de Prévert
  • "L'enfant de la haute mer", de Jules Supervielle
  • "La machine à parler", de Miguel Angel Asturias
  • "Zozo la tornade", d'Astrid Lindgren
  • "Le livre des droits de l'homme", préfacé par Robert Badinter
Et vous me dites qui est la personne qui en a fait les illustrations.
C'est...
C'est...
C'est...

OUI, c'est la géniale Jacqueline Duhême, au style aussi inimitable qu'aisément reconnaissable.

Dans le livre "Une vie en crobards" (Gallimard, 192 pages), excellentissime, Jacqueline Duhême nous dessine sa vie et légende ses croquis, ses "crobards". A moins qu'elle ne se souvienne de sa vie, en l'écrivant à la main à la façon d'un journal et en l'illustrant de ses dessins.
Née en 1927, celle qui fut l'aide de Matisse et l'amie de Paul Eluard, notamment, en a rencontré du monde dans les milieux artistiques de la peinture et de la poésie et dans celui de la presse.

Mais surtout, Jacqueline Duhême a vécu durant toutes ces années d'activités cinq ou six fois plus de choses qu'une personne "normale". Elle fait défiler sa vie dans ces merveilleuses pages illustrées, sur papier kraft, avec toujours le souci de rire et de ne pas faire son importante. Et pourtant, elle pourrait. Elle nous confie en vrac ses espoirs, ses peurs, ses joies, ses difficultés, ses amitiés et ses amours, ses rencontres et son travail dans toute sa variété.
On parcourt les pages bien remplies de textes et de dessins et ce sont les quatre-vingt dernières années qui défilent sous nos yeux, passées à son prisme de femme et de dessinatrice. C'est passionnant de bout en bout et extrêmement attachant.

Qu'est-ce qu'on l'aime, notre chère Jacqueline!

Naissance. (c) Gallimard.
Elle entame ses souvenirs par son enfance, sa famille, la famille, la librairie maternelle à Suresnes. C'était l'époque de Shirley Temple qu'elle admirait. Viennent alors des moments difficiles, le couvent en Grèce, seule, la guerre, la pauvreté, l'assistance publique, la mort de sa chère tante Marguerite.

Matisse. (c) Gallimard.








Puis ce sont les premiers petits boulots... et la lumière avec la rencontre avec Matisse, chez qui elle entre à vingt ans comme aide d'atelier. Les premiers hommes aimés et les relations-rencontres décisives, Paul Eluard, qui lui écrira "Grain d'aile", Jacques Prévert, sa femme et leur fille, qui deviennent sa seconde famille.


Prévert. (c) Gallimard.
D'autres découvertes littéraires... Dans la vie de Jacqueline Duhême entrent les noms d'Aragon, Elsa Triolet, Hélène et Pierre Lazareff, Elizabeth et Robert Badinter, Brigitte Bardot et Roger Vadim, Picasso... À 25 ans, elle vit un nouvel amour et a un bébé, Hélène.


Lecture. (c) Gallimard.









Elle rencontre Jacqueline Kennedy, et commence des reportages illustrés pour le magazine "Elle". D'autres poètes arrivent, Miguel Angel Asturias, Claude Roy, Jules Supervielle. Elle entre à l'école d'art mural d'Aubusson. Découvre aussi le monde des scientifiques, avec Nicolas Skrotzky qui sera son compagnon pendant vingt ans. Jacqueline achève ces "crobards d'une vie" en faisant siennes deux citations:

Momo. (c) Gallimard.
"Ce que j'avais à faire, je l'ai fait de mon mieux. Le reste est peu de chose..." (Henri Matisse ).
"Je ne sais en quel temps c'était, je confonds toujours l'enfance et l'Eden – comme je mêle la mort à la vie – un pont de douceur les relie..." (Miguel Angel Asturias).












Dans tout cet ouvrage exceptionnel, ses impressions personnelles et des anecdotes se posent sur l'histoire littéraire et artistique du XXe siècle. Et c'est absolument passionnant.
Vers la fin, Jacqueline Duhême raconte l'aventure du livre "Hadji" (Sol en Si, Gallimard) et évoque le chagrin des amis disparus.

Les illustrateurs d'hier et aujourd'hui. (c) Gallimard.





mercredi 7 janvier 2015

Dessiner pour la presse


En modeste hommage aux douze personnes assassinées ce 7 janvier lors du massacre à "Charlie Hebdo", je publie les textes que j'avais écrits début avril 2006 à propos des 13es Rencontres BD à Bastia dont le thème était "Dessiner pour la presse". L'année des caricatures de Mahomet, un hasard de calendrier.


3 avril 2006

Trois R et un rhododendron


Wolinski, Kroll, Luz... une vingtaine de dessinateurs ont débattu du dessin de presse.


Un débat riche, samedi aux 13es Rencontres de la bande dessinée, à Bastia. Souvent drôle, faisant la part entre caricature éditorialiste et illustration d'article. Agrémenté d'un match improvisé entre Luz et Kroll: à tour de rôle, les deux dessinateurs projettent au public leurs interprétations immédiates des phrases entendues.

Tout commence avec le poisson d'avril de Tignous, où Sarkozy déclare: "J'aime beaucoup les Corses." Lui succède un dessin de Luz, titré "Et pour commencer, les polyphonies de Mahomet": on y voit trois imams chanter "Salman Rushdie c'est du pipiiiiiii, les Danois c'est du caca." Et c'en est fini pour l'affaire des caricatures.

L'idée du ministre français de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres - créer un Centre national du dessin de presse, dont il a confié l'étude à Wolinski - permet d'aborder la pérennité d'une œuvre. Pour Pétillon, la question ne se pose que pour les auteurs du passé dont on ne sait où trouver les travaux. Luz pense que la valeur du dessin de presse "n'est pas dans l'original, mais dans la publication. De voir le résultat dans la presse permet de conceptualiser le dessin. Qui se souvient de Raffarin? Dans dix ans, tout le monde l'aura oublié. Enfin, je l'espère. Pour Sarkozy, ce sera plus dur", soupire-t-il. Pendant ce temps, Pierre Kroll croque Wolinski en "directeur du musée du dessin de presse... et des gonzesses à poil."

Le point sur l'ancrage dans une réalité culturelle met tout le monde d'accord. Kroll sait que "les lecteurs attendent qu'on fasse des dessins sur leur pays", concluant: "Mon métier est d'être un dessinateur de presse belge."

Métier de l'instant et de l'éphémère, le dessin de presse oblige donc à la modestie. Quand est-il bon? Odile Conseil, du "Courrier international", le définit par les trois "R", un dessin qui fait "rire, réfléchir, réagir", qu'elle complète d'un quatrième, celui de "rhododendron", pour le côté souvent absurde du genre. En écho visuel, Luz avance: "Au Brésil, ils ne connaissent pas Sarkozy, les veinards."

Les échanges obliquent vers le petit regard biaisé que portent les dessinateurs sur la réalité, leur état d'esprit de transformation du réel et le stress de ce boulot qui consiste à trouver continuellement des idées neuves, en un minimum de temps souvent.

Pétillon explique qu'il "donne un peu plus de dessins au "Canard enchaîné" qu'il n'en paraît". Ceux qui sont rejetés le sont souvent pour "incompatibilité d'humour" (supposée) du lecteur. Mais cela ne le gêne pas. Lefred-Thouron se vante de "ne pas trop connaître ce problème des dessins refusés. J'ai un juge infaillible, poursuit-il : ma femme. Une vieille vache qui ne se trompe jamais" - et qui lui refuse un dessin sur deux. "Ceux des autres aussi", termine-t-il, "mais c'est trop tard, c'est imprimé." Un dessin de Luz ponctue l'aveu: "Comment choisissez-vous les dessins à "Libé"? J'appelle la meuf de Lefred-Thouron", y déclare le directeur artistique du quotidien.

Andrzej Krauze, Polonais qui vit à Londres, déplore: "J'envoie plusieurs croquis au journal, puis je dessine celui qu'ils choisissent, jamais le meilleur." Et Luz d'emballer l'affaire: "Génial ton dessin! On va publier l'autre."

Pour Wolinski, "les rédacteurs en chef ont le droit de refuser un dessin. Cela m'est arrivé de recommencer", dit l'homme, qui publie dans divers titres. "Je suis toujours le même, peu importe le titre. On a des opinions politiques, des principes, des convictions, on ne va pas changer parce qu'on change de journal." Ce sont les audaces qui changent. "Le cul, par exemple."

Pour Willem, le dessin de presse ne doit pas nécessairement provoquer, plutôt "stimuler la réflexion et le regard". Ce qui donne l'occasion à Kroll de montrer un Willem qui stimule (sexuellement) une Bernadette Chirac qui... simule. Ah, ces gens de la politique qui aiment être caricaturés. "Je ne fais plus Le Pen pour cela", explique Wolinski. "Il collectionne les dessins."

Kroll remet une feuille blanche où une flèche indique un point: Sarkozy. Luz complète: "Les hommes politiques sont obsédés par leur image, ils sont devenus des images, ils piaffent d'impatience d'être aux Guignols de l'info." Sarkozy souhaiterait qu'on fasse un journal satirique sur lui, la logique de la communication le poussant à intégrer la rébellion.

Mais le vrai boulot du caricaturiste, c'est mettre l'homme politique à nu. Plantu explique comment il dessine Jacques Chirac:  "Avec des lunettes (il les met depuis deux mois pour ressembler à mes dessins), avec un drapeau français (on n'est pas sûr qu'il est président de la République), avec un œil en haut et un œil en bas, avec des gouttes de frayeur autour de lui." Joli tableau.

Mais l'heure tourne et Kroll doit partir. Il glisse un dernier dessin dans le rétroprojecteur: une carte de la Corse coupée en deux, avec au nord les Flamands et au sud les Wallons. En légende: "Allez, salut... merci pour tout."


1er avril 2006

Bastia sur la frontière

De loin, on dirait une lessive accrochée entre deux rangées de maisons. De près, on voit que les grandes bâches blanches qui volent doucement au vent de la rue César Campichi sont imprimées de dessins de presse signés Pétillon, Wolinski, Plantu, Willem ou Kroll. Invitation faseyante à pénétrer dans le centre culturel Una Volta, où ont lieu les treizièmes rencontres de la bande dessinée et de l'illustration.

L'attention de "BD à Bastia" à l'air du temps lui avait fait choisir pour l'édition 2006 le thème "Dessiner pour la presse". Bien avant que l'actualité de certaines caricatures ne le rattrape.

Plus d'une vingtaine de caricaturistes ont leurs dessins exposés aux cimaises du centre culturel alors qu'une autre salle, scénographiée par l'atelier Lucie Lom d'Angers, est consacrée aux droits de l'homme. A l'entrée, un dessin de Lefred-Thouron remet un diplôme au millième condamné à mort aux Etats-Unis; dans un autre, dû à Willem, un Chirac déguisé en marchand demande "Et les droits de l'homme, je vous les enveloppe ou désirez-vous les bafouer tout de suite ?"

Les murs sont ceux d'une pièce transformée en salle d'interrogatoire: vieux bureau avec machine à écrire antique, lampes tournées vers une chaise vide. Aux parois, des mannequins recouverts, comme des macchabées, de draps blancs imprimés eux aussi de dessins de presse. Le dispositif impressionne les gamins en visite qui sourient devant cet autre sujet de Lefred-Thouron, lors des élections en Afghanistan. Un homme y dit à un autre: "Bougre d'imbécile! Vous avez voté dans ma femme"; le bulletin avait été glissé dans la fente pour les yeux du tchador...

Une autre salle d'exposition est consacrée aux "Histoires pas ordinaires" de Bruno Heitz, auteur illustrateur doublement à la frontière des genres: il dessine à la fois pour les enfants et pour les adultes, il pratique autant l'album pour la jeunesse que la bande dessinée. Tous les pans de son travail y sont présentés, ce qui comble d'aise l'homme-charnière. Planches en noir et blanc de ses bandes dessinées publiées au Seuil, riches d'histoires, d'expressions et d'accents récoltés aux quatre coins de la France; linogravures sur papier de couleur découpé; livres en volume qui permettent à ce collectionneur de voitures anciennes de dire: "Je découpe des lapins en bois et j'en fais des livres pour acheter des embrayages à ma Peugeot 203." Il a utilisé la linogravure à Bastia, pour U Casalinu, mot corse désignant un jeu inventé pour les enfants du lieu. "J'ai dessiné mon personnage de Louisette, la taupe (Casterman)", explique-t-il, "une casserole à la main mais avec un rictus horrible. Aux enfants de découvrir pourquoi elle est de mauvaise humeur."

Pendant plusieurs semaines, les enfants de neuf classes ont travaillé à cette histoire au départ muette. Ils ont appris à remplir les bulles, à tenir compte du sens de lecture. Quand Bruno Heitz a découvert les neuf histoires terminées, il a voulu leur donner un prolongement: créer des dessins en linogravure pour inventer d'autres histoires. "J'ai découpé des plaques de lino sur lesquelles j'ai gravé des éléments typiquement bastiais, l'église Saint Jean-Baptiste, les pointus du port (les bateaux), un Jack Palmer (le détective de Pétillon) assis de dos sur un rocher..." Le but du jeu est double: d'abord que les enfants impriment les dessins, ensuite qu'ils composent la bande dessinée, en mélangeant les images. A les voir à l’œuvre, U Casalinu a trouvé écho en eux.



mardi 6 janvier 2015

Une nouvelle envolée d'oiseaux

Dans certaines villes, on n'en voit plus. J'ai la chance d'avoir des dizaines d'oiseaux en visite dans mon jardin. Ils me réjouissent quand je les observe. Je ne me rendais pas compte qu'ils étaient les héros d'autant de livres jeunesse. Quelle aubaine!
Après le magnifique "L'oiseau sur la branche"  d'Anne Crausaz (MeMo), présenté il y a quelques jours ici, voilà une nouvelle envolée pleine de plumes et de couleurs.

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De l’œuf à l'oiseau, puis aux oiseaux. (c) Les fourmis rouges.
 
Julien Roux
"Les oiseaux"
Les fourmis rouges, 40 pages

Ce qui frappe dans le beau travail graphique de Julien Roux, c'est son choix des feutres qui donnent de belles couleurs mates, non serties mais mises en mouvement là où il "repasse". En quelques albums, "La nuit dans mon lit", "Avec Papa" (même éditeur), ce Français trentenaire qui vit aujourd'hui à Tel Aviv a trouvé et imposé son style.

Son nouvel album, en grand format, impressionne dès la couverture avec son oiseau coloré sur fond blanc et le titre écrit à la main. Bravo aussi aux pages de garde, un paon qui fait la roue pour commencer, quarante-huit espèces d'oiseaux dûment légendées pour terminer. Tout l'album "Les oiseaux" est  remarquablement construit autour de son sujet unique, avec notamment la répétition d'une phrase ritournelle, "Il est oiseau", à la fin de chaque petit texte de trois ou quatre lignes, léger et musical.

Les étapes de la croissance. (c) Les fourmis rouges.

Il commence logiquement par l’œuf, son éclosion, l'oisillon au nid... Il suit la croissance du jeune oiseau à travers un joli texte qui raconte les étapes, voler, voir, manger, chasser, jouer, migrer, aimer... via différentes espèces ailées. La bonne idée est que chaque double page à bords perdus présente en situation un oiseau différent, des petits et des grands, des vrais et des esquissés, toujours bien adaptés à leur milieu.

Les images sont formidables, souvent en plans assez serrés. Elles jouent sur les pleins et les vides, les couleurs et les blancs, et incitent à l'observation. Quelle diversité dans le monde des oiseaux! Julien Roux nous l'explique quasiment sans qu'on s'en rende compte sous la forme d'un texte simple et joliment tourné. "Chacun est différent mais tous dans le même bateau. La richesse est dans l'équipage. Nous sommes oiseaux" est la dernière page de cet album fascinant.

La formule "Il est oiseau" apparaît dans la page suivante. (c) Fourmis rouges.

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Elmodie
"Par-delà les nuages"
Gautier-Languereau, 22 pages animées

Le premier livre premier pop-up pour la jeune Française Elodie Laîné, dite Elmodie raconte l'odyssée d'un martinet (qu'on appelle à tort hirondelle régulièrement) parisien. On le suit dans son envol, déployant ses ailes sombres grâce à d'astucieux mécanismes de papier. Il file vers le sud qu'on admire dans les pages qui font surgir d'incroyables paysages quand on les tourne.

En gris, jaune orangé et bleu vif, "Par-delà les nuages" nous fait explorer le monde à la suite de son martinet voyageur. Un monde moderne puisqu'une fusée est lancée en Guyane, un monde éternel aussi quand l'oiseau avide de liberté a l'idée de voler vers le soleil, jusqu'à la finale aussi graphique que poétique.

Pour voir le livre feuilleté comme si vous l'aviez entre les mains, c'est ici.



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Olivier Douzou
"Touït touït"
Rouergue, 40 pages

On sait ce qu'est un flip-book. Benoît Jacques en a fait tout plein de très réussis. Un flip-book, c'est un petit livre dont les images feuilletées rapidement produisent un mouvement, comme un dessin animé. Mais un "flippe-book"? Olivier Douzou, dont on connaît la propension et la force à jouer avec les mots, le crée: un livre qui fait peur parce que jusqu’à la fin, on ne sait pas lequel des deux protagonistes va gagner. Frayeurs, suspense.

Qui va gagner? (c) Rouergue.
Dans "Touït touït", Olivier Douzou fait s'affronter un oiseau et un ver dans son trou. Le premier voudrait bien manger le second qui lui n'entend pas se laisser faire. Qui l'emportera? Réponse dans ce sympathique petit format en deux couleurs qui ménage craintes et surprises...

Un autre "flippe-book" est également sorti, "Plouf plouf" de José Parrondo, entre une baleine et un bateau.

Pour découvrir ces nouveaux concepts pleins d'humour, c'est ici.


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La vue qu'a Matin au réveil, les mélèzes de la forêt de Soignes. (c) Casterman.

Anne Herbauts
"Un jour Moineau"
Casterman, 40 pages

Changement de ton, mais pas de décor ni de style, dans le nouvel album d'Anne Herbauts, jeune maman qui entrevoit aujourd'hui le temps de façon différente. "Aujourd'hui, je travaille dans la lenteur", me dit-elle. "Etre maman demande du temps, de la patience. On relativise. J'ai dix livres dans mes carnets. Je les ferai le jour où ça se met. J'ai des livres denses et des livres légers comme celui-ci, fait à la peinture à l'huile que je préfère à l'acrylique."

Un matin, Matin est coincé dans sa maison. (c) Casterman

"Un jour Moineau" commence quand Matin, dont le métier est de refaire des chaussures pour les oiseaux, se trouve bloqué dans sa maison. Qu'est-ce qui coince sa porte? Moineau lui apporte la réponse: un rocher, ou un éléphant, ou une météore, croit-il dans un premier temps avant de comprendre que c'est une Géante endormie qui est effondrée devant la porte de Matin. Peinte en encres de gravure, cette Géante paraît une masse mystérieuse coinçant Matin chez lui. Mais elle a les traits doux d'une femme. Comment la réveiller? Et si Matin confectionnait un gâteau? Une préparation culinaire qui s'assortit d'un tas d'autres actions réjouissantes, chanter, raconter, danser, secouer, réchauffer...

Quand le gâteau est cuit, sa bonne odeur réveille la Géante. L’endormie frémit, crache le caillou qui l'étouffait, se lève et sourit, Moineau en est le témoin. "Moineau n'est pas un vrai personnage. Il n'est ni homme ni femme ni enfant. C'est plutôt un lutin, un animal de la forêt, un Pinocchio." Bien sûr, on peut voir l'album comme un questionnement sur le quotidien et l'éternité, sur le sauvage et le domestique. On peut aussi le prendre au premier degré avec cette maison qui s'explore et ce gâteau parfumé qui se confectionne. "Plein de lectures en sont possibles", assure Anne Herbauts. "C'est à la fois un livre sur la peinture, un éveil à la sensibilité, une réflexion sur le fait de se libérer en mangeant et en recrachant, mais on voit aussi que faire le gâteau est plus important que le manger. La géante ne mange pas le gâteau. Le chemin compte plus que le point d'arrivée."

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François David
Brunella Baldi
"Roucoule, ma tourterelle"
Océan Jeunesse, 40 pages

Voilà un album un peu plus ancien, publié à La Réunion, qui a été  sélectionné dans les White Ravens (Bibliothèque internationale jeunesse de Munich) 2014.

Soojin rêve. (c) Océan Jeunesse.
Il est à tenir reliure vers le haut, permettant ainsi à l'illustratrice Brunella Baldi de s'exprimer dans un format tout en hauteur.  Il faut de l'espace pour faire voler les oiseaux et les faire chanter dans leur petite cage fixée sur une longue tige en bois. En effet, François David s'est emparé d'une tradition thaïlandaise, le concours de chant de tourterelles, pour construire une histoire émouvante. Soojin en rêve toute l'année de ce concours de chant. Mais sa famille est pauvre et n'a pas d'argent pour acheter un oiseau. Un jour, ce passionné d'oiseaux recueille une tourterelle blessée, à moins que ce ne soit une feuille qui chante? Il la soigne et Maï Jong reprend de la vigueur, recommence à chanter.

Soojin et sa sœur. (c) Océan Jeun.
De belles et douces images aux teintes chaudes de jaune orangé nous montrent le quotidien là-bas, le grand frère qui s'occupe de sa petite sœur en train de perdre la vue. Avec l'espoir fou de gagner le concours et que cet argent permette d'opérer la benjamine. Soojin rêve si fort qu'il aura la force d'aller jusqu'au bout de ses rêves malgré les difficultés.

Croire à ses rêves. (c) Océan Jeun.














Un album à la fois émouvant et beau, aérien, sur une particularité de l'autre bout du monde.




samedi 3 janvier 2015

"St" Shel Silverstein

Cela ne dure que quelques secondes, le temps d'une phrase, mais elle est tellement représentative qu'on reconnaît tout de suite la version originale du merveilleux album "L'arbre généreux" ("The giving tree", Harper and Row, 1964) de l'Américain Shel Silverstein (traduit de l'américain par Michèle Poslaniec, L'école des loisirs, 1982), heureusement toujours disponible.
Cela se passe dans le très beau film "St Vincent" de Theodore Melfi, arrivé sur les écrans de cinéma de Belgique pour la soirée du Nouvel An: l'acteur génial qu'est Bill Murray y campe un voisin alcoolique, original, misanthrope mais délicieux quand il devient le baby-sitter du jeune Oliver, lecteur lettré.

Shel Silverstein.
Shel Silverstein (1932-1999) fut d'abord connu comme dessinateur de presse, poète, cartoonist, guitariste et chansonnier (Johnny Cash, Jerry Lee Lewis, Dr Hook). C'est au début des années 1960 qu'il devient auteur-illustrateur de livres pour enfants. Tout de suite, ses albums bénéficient d'un très grand succès aux Etats-Unis et se rangent rapidement parmi les classiques pour la jeunesse.

Si ses livres ont été traduits en plusieurs langues, durant plus de vingt-cinq ans, seul "L'arbre généreux" a été  disponible en français!
Née en 1964, cette extraordinaire histoire d'amour et de générosité a été traduite en 1982.

L'enfance. (c) L'école des loisirs.

"Il était une fois un arbre... qui aimait un petit garçon" sont les premiers mots de cet indispensable, nécessaire même, album au noir et blanc aussi dépouillé qu'expressif.

Les jeux partagés. (c) L'école des loisirs.

Tout est là. On va suivre leur histoire dans les doubles pages dont l'arbre déborde toujours. Par amour, l'arbre donne au petit garçon, au fil des années, ses fruits, ses feuilles, ses branches... jusqu'à son tronc. Un sacrifice total sans aucune pesanteur.

Le temps passe. (c) L'école des loisirs.

Les images montrent d'abord le petit garçon qui s'amuse avec le pommier. Qu'ils s'aiment ces deux-là! Elles jouent aussi avec le lecteur car il doit parfois bien chercher pour trouver le héros qui grimpe au tronc mais dont on ne voit que les mains et les pieds, qui se balance aux branches mais est caché par les feuilles, qui mange des pommes - on n'en voit que les trognons.

Mais le temps passe et le garçon ne vient plus se coucher seul sous l'arbre. Puis ses visites s'espacent. Shel Silverstein nous montre chacune de leurs retrouvailles. L'arbre ne change pas, le garçon vieillit. Ses besoins changent, il a besoin d'argent, d'une maison, d'un bateau... Et chaque fois l'arbre est heureux de lui donner ce qu'il souhaite. Pas de morale dans ces échanges mais un amour immense qui n'attend rien en retour.
C'est magnifique!

Ici, un dessin animé fait à partir de "L'arbre généreux".




Depuis une dizaine d'années, d'autres titres de Shel Silverstein sont également disponibles en français: "Le petit bout manquant", "Le petit bout manquant rencontre le grand O" et "Le bord du monde" (traduction de Françoise Morvan, MeMo, 2005, 2006 et 2012), "Le rhino facile", "A girafe, girafe et demie" et "Lafcadio, le lion fin tireur" (éditions bilingues, Passage Piétons, 2005 et 2006), "Lafcadio, le lion fin tireur" (traduction de Valérie Le Plouhinec, Les Grandes Personnes, 2013).