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mardi 12 juillet 2016

DTPE 3: la fantaisie lumineuse de Milena Agus

De tout pour l'été, DTPE.
L'été, le temps de lire, du lourd et du léger, du français et de l'étranger, des romans et des récits. L'été, le temps de relire aussi.

Milena Agus.

Milena Agus a ce talent fou de raconter ses histoires de femmes et d'hommes de tous âges, de maisons et de lieux de Sardaigne, parfois du continent, d'une manière très personnelle qui crée une attraction imédiate. Les sujets de ses romans, tout en tours et détours, enchantent mais c'est surtout son regard posé sur les événements et la manière dont elle les consigne, en toute liberté, avec un brin de folie, un zeste d'inattendu et beaucoup d'amour qui rendent ses livres si émouvants et attachants. A peine les premières phrases lues, le lecteur est pris. Il ne pourra que savourer jusqu'au bout son bonheur de lecture, freinant parfois sur la fin pour en prolonger la sensation.

On a découvert l'écrivaine sarde en 2007 avec la traduction française de "Mal de pierres", son deuxième roman. Enthousiasme immédiat, succès critique et public. Depuis les traductions se sont succédé, rendant accessible toute la bibliographie romanesque actuelle de Milena Agus (lire plus bas).


Vient de sortir en français "Sens dessus dessous" ("Sottosopra", traduit de l'italien par Marianne Faurobert, Liana Levi, 154 pages), publié en Italie il y a cinq ans. Milena Agus tresse dans ce cinquième roman la délicieuse histoire d'un immeuble et de ses habitant(e)s, dignes représentant(e)s de la Sardaigne et de ses classes sociales côté cour mais côté jardin, êtres humains en soif d'amour qu'il soit compliqué et/ou secret, d'amitié et de musique, débordant de désirs inassouvis et en proie à des jalousies extrêmes. La vie est parfois plus turbulente que la mer toute proche.

Dans ce bel immeuble de Cagliari, il y a les beaux appartements résidentiels avec vue sur le port et il y a les logements modestes donnant sur la rue. Les relient plusieurs volées d'escaliers que montent et descendent les différents occupants des lieux. M. Johnson, le riche violoniste du dernier étage, et Anna, qui habite tout en bas et fait des ménages. Il y a aussi Alice, la narratrice de ces pages superbes, qui tente de démêler sa propre histoire familiale tout en observant ses voisins et ses voisines, et Natasha, la fille d'Anna. D'autres noms feront leur entrée en cours de récit, le conduisant dans de tout autres chemins que ceux imaginés. Des grains de sel pour que la vie ne manque pas de folie.

Chacun des personnages de ce roman extrêmement plaisant a son histoire, ses rêves, ses secrets, ses espoirs et sa façon de les mettre en place. Sa sexualité aussi. Chacun a enfin son petit grain de folie qui le rend fort ou faible, définitivement attachant. Milena Agus met le petit monde de l'immeuble en place avec art, s'attache à de minuscules détails qui font les habitants bien vivants, multiplie les rencontres, fortuites ou préparées, les coups de foudre et les sentiments plus lents. Les générations se croisent et se mélangent sur fond de Sardaigne. Les destins se modifient ou se laissent enfin découvrir. "Parfois, la vie est trop grande pour nous", dit une des protagonistes de ce superbe texte doux-amer où l'on retrouve avec bonheur le talent singulier de la romancière. Même si on connaît son style, original, libre, lumineux, plein d'amour pour les siens, depuis neuf ans qu'elle est apparue en terres francophones, on est une nouvelle fois enchanté d'avpir découvert ce nouveau roman.

Pour lire le début de "Sens dessus dessous", c'est ici.


Bibliographie
Pour ceux qui ont la chance d'encore pouvoir découvrir l'œuvre romanesque de Milena Agus.

Le rêve d'amour d'une grand-mère


Remarquée par la critique italienne pour son premier livre, c'est avec la traduction du deuxième que la romancière sarde Milena Agus déboule en 2007 en terres francophones. Un bonheur de lecture que ce "Mal de pierres" (traduit de l'italien par Dominique Vittoz, Liana Levi, 124 pages, Le Livre de poche, 2009, 160 pages), vif, libre, sensible, poétique, mystérieux, surprenant et d'une finesse constante.

Dans ce récit de passion, au milieu du siècle dernier, une femme aspire à aimer, à exister, malgré sa folie, au-delà de sa souffrance. Sa vie nous arrive par la voix de sa petite-fille, son âme-sœur, sa confidente, dans une langue adroite et limpide. Tout au long de ce bref roman, on est happé par le destin de "Grand-mère", une jeune fille singulière, née sans doute au mauvais moment, au mauvais endroit. Ailleurs que dans une île où tout le monde s'épie, à une époque autre que celle des soubresauts de la guerre, elle aurait vécu autre chose. "Grand-mère connut le Rescapé à l'automne 1950": dès la première phrase, Milena Agus pose l'essentiel de son livre. Une ligne plus bas: "Elle approchait des quarante ans sans enfants, car son «mali de is perdas», le mal de pierres, avait interrompu toutes ses grossesses."

L'écrivaine complète à petites touches le portrait d'une jeune fille qui ne rêve que d'amour mais terrifie ses prétendants par les poèmes enflammés qu'elle leur adresse; "avec des allusions cochonnes", prétend sa famille qui maudit "le jour où ils l'avaient envoyée à l'école apprendre à écrire". Grand-mère finira par trouver un époux, en juin 1943, quand débarque au village un veuf, survivant des bombardements de Cagliari. Un mariage sans amour où les époux dorment comme frère et sœur, dans un lit à une place et demie dont ils tombent souvent à force de s'éviter. Grand-père continue à fréquenter la maison close où il a ses habitudes jusqu'au jour où Grand-mère, attentive à ce qu'il ait davantage d'argent pour son tabac, lui déclare: "Expliquez-moi ce qui se passe avec ces femmes, et je ferai exactement pareil".

L'amour allait-il enfin venir? Non, c'est le "mal de pierres" qui se montre. Les médecins prescrivent alors à Grand-mère une cure thermale sur le continent, terre inconnue d'elle. Elle y rencontrera le Rescapé, venu soigner ses plaies au corps et au cœur. Il sera son révélateur. Elle découvre l'amour, la passion, se laisse apprivoiser, écrit plus que jamais. Son unique enfant naîtra après ce séjour, le père de la narratrice. Cette dernière poursuit la chronique familiale avec âpreté et tendresse, mêlant petits et les grands événements, débusquant, comme son aïeule transformée, les petits bonheurs, sans éviter les déconvenues. Le fils, la belle-fille, la petite-fille complice qui ne juge pas, consigne et révèle la femme d'hier...  Principaux comme secondaires, les personnages se suivent. En miniaturiste experte, Milena Agus les dépeint avec sensibilité. Quand elle ramène le récit à notre époque, c'est pour encore surprendre le lecteur, les ultimes pages donnant la clé de ce superbe roman.

Pour lire le début de "Mal de pierres", c'est ici.


Un bijou d'une finesse infinie autour de "Madame"


Un peu de magie est nécessaire pour passer de "vivre bien" à "vivre heureux". Mozart le pensait et Milena Agus se réfère à lui pour ouvrir son roman intitulé "Battement d'ailes" (traduit de l'italien par Dominique Vittoz, Liana Levi, 2008, 160 pages, Le livre de poche, 2010, 160 pages). Ce deuxième roman traduit est une autre perle, sauvage, irisée, comme celles que pourrait abriter la mer qui jouxte la propriété de Madame, au cœur du texte. Un livre comme une bulle de savon, léger, chatoyant, fantasque. Aussi fin, surprenant et réjouissant que "Mal de pierres". Un peu plus difficile à l'abord peut-être parce que Milena Agus n'y déroule pas son histoire de façon linéaire. Mais aussi enchantant et qui mérite la seconde lecture qui en révélera la quintessence.

De magnifiques personnages se meuvent dans "Battement d'ailes". On les découvre grâce à une narratrice de quatorze ans. Son grand-père est ami de Madame. Cette dernière, dont on n'apprendra le prénom qu'à la toute fin, clé de voûte du livre, est une personnalité excentrique qui vit à sa mode sans se soucier de personne. Attentive au bonheur, acquise à la magie, férue de nombres. Dérangée, disent de tristes sires.

Madame habite un lieu de rêve, en Sardaigne (position : 39o 9'nord, 9o 34'est). Elle n'entend céder son terrain en bord de mer à aucun promoteur. A peine a-t-elle accepté d'ouvrir une maison d'hôtes "pour huit personnes, pas plus". A ses conditions, rustiques. Madame "suit une idée fixe, sauver à elle seule la Sardaigne du béton, ne pas vendre, rester pauvre". Elle aime sa maison et sa terre qui lui offre de merveilleux produits. Elle se coud des robes bizarres et se cherche un amoureux. Madame a bien des hommes dans sa vie, l'amant premier, l'amant second, des hôtes de passage. Mais elle cherche l'Amour, avec un grand A et une certaine naïveté.

Autour de la narratrice, son grand-père, sa maman malade, son père parti, envolé, qui signale sa présence par des battements d'ailes, sa tante folle de Leibniz, des voisins super-catholiques qui ont, malgré tout, engendré un petit-fils jazzman à Paris et le jeune Pietrino, et aussi le docteur Giovanni. Un petit monde qui va et vient au fil de l'imagination de Milena Agus. Cette dernière orchestre des scènes sublimes ou touchantes, qui se répondent parfois d'un bout à l'autre du livre. La magie a sa place chez elle, comme la liberté, comme l'amour. Et c'est bien ce qui nous séduit.

Pour lire le début de "Battement d'ailes", c'est ici.


Un pseudo-suicide parfait


"Mon voisin" (traduit de l'italien par Françoise Brun, Liana Levi, "Piccolo", 2009, 64 pages) est une longue nouvelle où Milena Agus met à nu le désarroi d'une femme qui rêve de mourir et que tente le suicide. Elle en rêve, l'imagine parfait. Elle en sera toutefois détournée par l'irruption dans sa vie d'un voisin avec lequel elle se lie vaguement. Tout en demi-teintes, le récit chemine au fil d'émotions finement transmises. Milena Agus ausculte son personnage avec compassion, l'accompagne sur le fil du rasoir. Jusqu'à un dénouement coup de théâtre, qui fracasse un peu le charme des pages précédentes.


Le premier roman de Milena Agus


Cinq ans après sa sortie en Italie est paru en français "Quand le requin dort" (traduit de l'italien par Françoise Brun, Liana Levi, 2010, 160 pages, Le livre de poche, 2012, 168 pages), la traduction française du premier roman de la plus Sarde des romancières - son quatrième livre en français -, précédé de sa première phrase imparable: "En réalité, nous ne sommes pas la famille Sevilla-Mendoza. Nous sommes sardes, j'en suis sûre, depuis le Paléolithique supérieur". Impossible du coup d'aborder ce premier livre comme on le fait habituellement, l'esprit dégagé de toute autre considération que le texte à lire. D'autant plus compliqué à tenter que tout dans "Quand le requin dort" recèle les germes des deux romans ultérieurs, sans pour autant que ces derniers n'en soient des redites.

Ce premier livre original suit une famille sarde par la voix d'une adolescente de dix-huit ans, en quête d'elle-même et d'amour, maîtresse secrète d'un homme marié. Le père ne rêve que de voyages lointains, en Amérique du Sud de préférence. La mère, en proie à un mal-être profond, finira par "s'enfuir de la vie". Le frère ne vit que pour le piano. La grand-mère a un avis sur tout. La tante est passionnée d'histoire et cherche désespérément un fiancé. C'est par elle qu'arrivent souvent de nouvelles têtes, hommes qui passent là quelques heures ou quelques mois. Car Dieu, convoqué plus souvent qu'à son tour, semble ne pas vouloir la marier tout de suite. Sans doute a-t-il d'autres intentions en tête.

Une famille fameusement déconcertante que celle des Sevilla-Mendoza, abonnée aux départs et aussi aux secrets que Milena Agus excelle à ourdir avant de les lever avec panache. Son écriture particulière, un peu rauque, associe les mots et les images de façon réjouissante autant qu'elle recourt à la superstition pour avancer dans l'existence. Accepterait-on qu'un requin vous empêche de vivre et d'aimer? Non. Mais il faut bien le surveiller pour remarquer qu'il est endormi et tenter de lui échapper.

Pour lire le début de "Quand le requin dort", c'est ici.


Les trois sœurs de Milena Agus


Dès les premières lignes de "La comtesse de Ricotta" (traduit de l'italien par Françoise Brun, Liana Levi, 2012, 128 pages, Piccolo, 2013, 128 pages), titre un peu étrange du quatrième roman traduit de Milena Agus, on retrouve l'attachante musique des mots de la romancière sarde, son ton pour raconter joies et chagrins, son goût pour la fantaisie qui illumine le réel.

On est sur les hauteurs de Cagliari, dans un palais familial ancien qui connut des temps meilleurs. Comme la fortune de ses propriétaires. Les revers ont été nombreux et cinq des huit appartements du palazzo ont dû être vendus. Les trois sœurs que Milena Agus nous présente ont chacune le leur (le 1, le 3 et le 8), plus ou moins décrépit. Trois comtesses que l'auteur confronte à la vie, à l'amour, au sexe et à la propriété dans ce roman enchanteur.

L'aînée, Noemi, paraît la plus sérieuse. Elle vit dans un décor d'hier et le cache pour le protéger. Mais la juge s'amourache du peintre collectionneur de vaisselle ancienne qui la soutient dans son idée de racheter les biens perdus. Maddalena, elle, n'a qu'une envie, avoir un enfant, et s'adonne le plus souvent possible aux plaisirs de la chair avec son mari Salvatore. La cadette, dite de Ricotta tellement elle est maladroite, est aussi la plus fragile. Elle vit dans ses rêves, à côté de la réalité, mais a un fils, l'étrange Carlino.

Milena Agus ajoute un voisin, marié ou non selon les jours, attentif aux plus faibles, et la nounou d'hier, revenue vivre avec celles qu'elle a gardées petites et aimées au décès prématuré de leur mère. Cette saga familiale prenante et subtilement construite nous offre le meilleur.

Pour lire le début de "La comtesse de Ricotta", c'est ici.


Calendrier de parution
en italien
en français

2005 
"Mentre dorme il pescecane" (Nottetempo, "Quand le requin dort",
traduit par Françoise Brun, Liana Levi, 2010)

2006
"Mal di pietre" (Nottetempo, "Mal de pierres",
traduit par Dominique Vittoz, Liana Levi, 2007)

2007
"Perché scrivere" (Nottetempo)  
"Mal de pierres",
traduit par Dominique Vittoz, Liana Levi

2008 
"Il vicino" (Tiligu, "Mon voisin",
traduit par Françoise Brun, Liana Levi, 2009)
"Ali di babbo" (Nottetempo, "Battement d'ailes",
traduit par Dominique Vittoz, Liana Levi, 2008)
"Battement d'ailes",
traduit par Dominique Vittoz, Liana Levi

2009
"La contessa di ricotta" (Nottetempo, "La Comtesse de Ricotta",
traduit par Françoise Brun, Liana Levi, 2012) 
"Mon voisin",
traduit par Françoise Brun, Liana Levi

2010
"Quand le requin dort",
traduit par Françoise Brun, Liana Levi

2011
"Sottosopra"(Nottetempo, "Sens dessus dessous",
traduit par Marianne Faurobert, Liana Levi, 2016)

 2012
"La comtesse de Ricotta",
traduit par Françoise Brun, Liana Levi

2014
"Guardati dalla mia fame", con Luciana Castellina 
(Nottetempo, "Prends garde", avec Luciana Castellina, 
traduit par Marianne Faurobert et Marguerite Pozzoli, Liana Levi, 2015)

2015
"Prends garde", avec Luciana Castellina,
traduit par Marianne Faurobert et Marguerite Pozzoli, Liana Levi

2016
"Sens dessus dessous",
traduit par Marianne Faurobert, Liana Levi





Rappel
DTPE 1: "Le Roi René", René Urtreger par Agnès Desarthe (Odile Jacob).
DTPE 2: "Cœur Croisé", Pilar Pujadas (Mercure de France).









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