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mardi 20 décembre 2016

Du temps du tandem Bruel-Lambours

Un ciné-roman apparaît en 2016 (lire ici) et ce sont deux albums d'hier, d'il y a vingt-cinq ans même, qui me reviennent en mémoire. Signés tous les deux Christian Bruel (texte) et Xavier Lambours (photos), à savoir le photo-roman "La Mémoire des Scorpions" et le photo-album "Petites musiques de la nuit" (Le Sourire qui mord/Gallimard, 1991 et 1992). Ils étaient tellement nouveaux lors de leur sortie qu'on ne les trouve presque plus. Pourtant, ils valaient le détour.

Voici ce que j'écrivais à l'époque.


Ne pas confondre photo-roman et roman-photo


C'est un photo-roman. Superbe, avec ses trois cent vingt clichés en noir et blanc, certains colorisés à l'ordinateur. Fort de son grand format et de ses cent vingt pages, "La Mémoire des Scorpions" inaugure un nouveau genre littéraire. L'inversion des mots "roman" et "photo" éloigne cette production contemporaine du public des midinettes pour la destiner aux adolescents d'aujourd'hui (1991), ces lecteurs qui ont acquis de nouvelles habitudes. Le bain audiovisuel dans lequel ils sont tombés depuis leur plus jeune âge n'y est pas étranger. La force des images, cela connaît nos ados qui n'éprouvent aucune difficulté à avaler avec boulimie plusieurs événements simultanés.

Fort de ces constatations, l'éditeur français Le sourire qui mord se lance avec ce premier titre dans le genre inédit du photo-roman. Intrigant par son sujet, tout de mystère et de noire atmosphère. Moderne quant au fond avec son thème aventureux ciblé vers l'adolescence. Moderne par sa forme: mise en page élaborée, générique en début d'album, scénario et textes au ton inhabituel.
Nouveau aussi par son mode de réalisation: l'équipe de Christian Bruel a travaillé avec passion à cette création. Sa mise en œuvre a nécessité un budget inouï pour un livre destiné à la jeunesse: près de huit millions de francs belges (environ 200.000 euros) pour le "tournage" et la fabrication! Une ampleur de moyens due au concours du Centre National des Lettres français.
Ambitieux enfin par le but poursuivi par l'infatigable éditeur: proposer une grammaire du texte et des images différente de celle des romans-photos que l'on connaît et gagner à la lecture certains de ceux qui s'y sentaient mal.

Rien, a priori, ne laisse prévoir la rencontre de Marie-Louise et Mu. Pourtant, le restaurant de la première, le Barracuda, sert de refuge à la Japonaise, laissée pour morte par trois hommes, une nuit, sur un chantier, près d'un sac contenant une fortune. L'Africaine soigne la blessée avec dévouement et amour. En grand secret. Mu se réveille en effet complètement amnésique, mais son nouvel entourage perçoit très rapidement qu'elle n'est pas une jeune femme comme les autres. Un mystère plane autour d'elle, insidieux, pesant, comme les ombres de ses poursuivants qui n'ont pas renoncé à leur chasse.

L'étrange Barracuda et ses occupants servent aussi de base d'appui à Mu, qui, si elle possède toujours sa culture, n'a plus le souvenir d'aucun fait la concernant. Soutenue par ses nouveaux amis, elle accepte l'inconnue qui est en elle. Mais son passé la rattrape. Elle est une des victimes d'un chantage machiavélique et a été contrainte de participer à de fructueux combats clandestins opposant des enfants gladiateurs. Les organisateurs? Les Témoins du Scorpion. Des individus inquiétants, sans foi ni loi, des criminels diaboliques, qui n'hésitent pas à tuer pour assouvir leurs pulsions.

Les lecteurs les découvriront au fil des filatures, trahisons, empoisonnements, menaces... qui émaillent ce roman. Assaisonné aussi de tatouages magiques et de secrets mortels. Le tout sur fond de cartomancie, d'arts martiaux et de cuisine exotique. Ces ingrédients savamment dosés laissent paraître en filigrane que Mu est décidée à vivre, même si elle ne comprend pas toujours les raisons profondes de ses actes, en se cherchant une voie entre devoir et honneur. La Japonaise a découvert que perdre la mémoire peut être une seconde chance dans l'existence.

Ce roman surprendra les adultes. Photos de Xavier Lambours et textes de Christian Bruel s'y répondent au lieu de se répéter. Aventuriers et esthètes de tous âges y trouveront de quoi nourrir leurs yeux. L'idée du roman-photo, un genre idéologiquement marqué, permet un rythme soutenu. Pourtant, entre "La Mémoire des Scorpions" et les magazines présentant une suite de photos stupides à légendes débilitantes, il y a un monde. Et c'est heureux! Car dans cet album, tout est plaisir, tant la maquette de l'ouvrage qui privilégie les détails que la mise en scène et les photos qui ne ménagent pas leurs effets. Attitudes des acteurs, décors, choix du cadre et des éclairages, tout est pensé et exécuté pour le plaisir du photographe. Et celui du lecteur.

Tout est polar aussi. Les images en noir et blanc subliment le sujet, le texte distille l'angoisse. Le lecteur risque d'être étonné au début de ce livre. Que se passe-t-il? Que lui veut-on? L'entrée en matières est tellement complexe. Comme si l'histoire avait commencé sans lui. Mais s'il franchit le cap de la troisième ou de la quatrième page, c'est gagné pour l'éditeur. Son nouveau lecteur ne pourra plus lâcher les Scorpions et leur amoralité. Il devra connaître la suite de l'histoire, faire triompher, à la suite de Mu, la blancheur du bien sur la noirceur du mal. Sans doute sera-t-il étourdi par moments, lorsque les auteurs le promènent au gré des montages photographiques... Mais la balade vaut le détour. Faut-il rappeler la devise du Sourire qui mord? Des livres qui craquent entre dents de lait et dents de sagesse. Délicieusement.


Apprivoiser la nuit et le sommeil


On prend les mêmes et on recommence... Des mots à connotation souvent négative, voire ironique. Cet album publié par Gallimard/Le sourire qui mord leur donne un sens joyeux. Christian Bruel (le texte) et Xavier Lambours (les photos) signent leur deuxième album de photos colorisées. Le tandem qui s'était révélé dans "La mémoire des scorpions" s'affirme avec "Petites musiques de la nuit". Le premier livre inaugurait le genre du photo-roman, le deuxième amorce celui du photo-album.

"Si les animaux n'existaient pas, nous serions encore plus incompréhensibles à nous-mêmes." 

L'épigraphe due à Buffon annonce la couleur. De fait: des animaux sont photographiés à toutes les pages. Dès la couverture, une vache noire et blanche regarde le lecteur. Page suivante, un cochon tout rose a pris possession de la baignoire. La troisième photo permet au lecteur de se situer: il se trouve dans une chambre d'enfant. En témoignent le lit étroit, les vêtements accrochés à la patère, le petit pot, le tricycle, l'aquarium-boule et le revêtement de sol. Retour dans la salle d'eau: une grenouille s'est installée dans le lavabo et un couple de canards (un noir et un blanc) dans le bain.

Du couloir où une chienne labrador allaite ses quatre petits, on revient dans la chambre. Surprise: un immense ours brun est assis sur le lit! Les images ont aussi fixé une oie blanche qui se découpe sur l'échiquier du dallage, une famille de lapins ayant transformé un tiroir en terrier. D'une porte dans la plinthe sort une souris immaculée tandis qu'un hibou grand-duc surveille le vestiaire... Une ombre noire y apparaît, mystérieuse, terrifiante: une panthère noire!

L'album se poursuit, déclinaison de portraits d'animaux en chambre d'enfant. Des situations étranges, farfelues, comme celles qui naissent à l'approche du sommeil. Entre rêves et fantasmes, l'imagination de chacun fait son cinéma. Christian Bruel et Xavier Lambours créent leur décor et le photographient. Des épreuves encore plus inattendues après leur colorisation par Katy Couprie.

Ces histoires de la nuit font songer à une mélodie surréaliste. La musique des images et des mots apprivoise les angoisses nocturnes. Comment ne pas se laisser glisser dans le sommeil s'il permet de telles rencontres? Pourquoi refuser de s'endormir alors que l'on peut se faire un ami du repos? Embarquons pour le grand voyage, balisé par les objets familiers - et mouvants - de la chambre: le lit, la chaise, le réveil dont les aiguilles tournent inexorablement.

Dans son texte, une suite de petites touches, Bruel évoque les heures tendres, lors de l'embarquement dans le sommeil: demain prend son élan entre bonsoir et bonjour; dormir comme un ami s'apprivoise sans maître. Il traite des rêves qui, même si le dormeur les oublie, déchargent les tensions: pendant la nuit, on s'éloigne un peu du monde en fermant les paupières pour entrer au plus profond de soi.

Ce voyage en solitaire peut sembler inquiétant. Il est parfois difficile d'entrer dans le sommeil, cette autre vie qui n'appartient qu'à soi (de mauvaises portes engagent sur de fausses pistes) mais on y rencontre de drôles de mondes qui rappellent de près ou de loin celui que l'on a quitté. Cette traversée de la nuit permet de mieux comprendre qui nous sommes, d'apprivoiser les jours à venir. "Dans le ventre de leur mère, les bébés font des rêves et quand les mamans dorment, ils rêvent un peu plus grand", écrit l'auteur qui évoque aussi l'insomnie, cet arrêt de l'endormissement, quand le temps piétine et s'affole. Mais il faut avoir confiance, poursuit-il, même quand la vie continue seule pendant que l'on dort. Au bout de la traversée se trouve le réveil, un moment de plaisir quand le sommeil referme la nuit derrière lui.

Loin d'être une corvée ou une punition, le sommeil apparaît dans cet album comme un ami: "Petites musiques d'une nuit où nous étions bébés, les histoires rêvées nous tiennent éveillés".





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