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mardi 18 juillet 2017

DTPE 5: parce que la littérature, c'est la vie

De tout pour l'été, DTPE.
L'été, le temps de lire, du lourd et du léger, du français et de l'étranger, des romans, des récits, des essais et des BD. L'été, le temps de relire aussi.


Jean-Yves Laurichesse.

Ce n'est un secret pour personne. Des milliers de livres paraissent chaque année. Bien plus qu'il n'est possible d'en lire. Malgré l'envie. Merci donc à la bonne fée qui m'a permis de rencontrer "Un passant incertain", le sixième roman de Jean-Yves Laurichesse (Le temps qu'il fait, 160 pages). Une petite merveille à découvrir dans le texte plutôt que dans son résumé. Car tout le charme réside dans l'écriture de l'auteur, aussi professeur de littérature à l'université de Toulouse et auteur d'essais de critique littéraire.

"Un passant incertain" est l'histoire d'un professeur de lycée, grand amateur de lecture et de littérature. Le jour où il achète chez un bouquiniste le livre d'un auteur des années 30 demeuré inconnu, son existence va être bouleversée. Mais il ne le sait pas encore. Il va en prendre conscience peu à peu. D'abord en lisant d'une traite ce roman qui l'a attiré pour une raison énigmatique. Comme si le livre l'attendait. Puis en le relisant. Après en en cherchant d'autres exemplaires. Ensuite, en faisant des recherches sur Paul Monestier, cet auteur de province prometteur mais qui semble n'avoir pas écrit la suite attendue de son texte. Enfin, en accumulant ici et là d'incroyables découvertes sur les vivants comme sur les morts. Et en se découvrant lui-même aussi.

On suit cette enquête à la première personne du singulier par la voix de l'enseignant solitaire Le narrateur nous entraîne à sa suite dans une succession inouïe de faits et d'enchaînements, de coups de théâtre et de fines observations de la nature humaine. Le "je" omniprésent est ici une petite musique pas du tout gênante, bien au contraire. On est pris par l'histoire qui nous emmène à la campagne, chez un autre bouquiniste et sa nièce, dans les obscurités de la guerre et ses sinistres conséquences. Petit à petit, l'auteur avili du "Passant incertain" est réhabilité, prend corps en même temps que le narrateur se perd dans de sombres et curieux projets d'édition. Rendre justice à un auteur injustement condamné et oublié ou satisfaire son ego? Les frontières ne sont pas claires, rendant la lecture d'autant plus intéressante. Surtout que la langue qu'utilise Jean-Yves Laurichesse est de toute beauté et que chaque paragraphe de cet ouvrage agréablement mis en pages se découvre avec délices. Voilà un livre à ne pas manquer tant il enthousiaste son lecteur. Comme l'avait fait le "Passant incertain" original auprès du narrateur du "Passant incertain" contemporain.


Le premier chapitre du "Passant incertain"
"Quand je poussai la porte, le libraire somnolait près d'un ventilateur posé sur son bureau et répondit à peine à mon salut. Il n'y avait pas d'autre client. De l'extérieur déjà la boutique ne payait pas de mine, avec sa vitrine poussiéreuse où finissaient de se décolorer, à côté de quelques ouvrages de théologie et de médecine reliés en veau, des livres de poche aux couvertures démodées et des bandes dessinées des années soixante. L'intérieur était exigu et les étagères ne suffisaient pas à contenir tous les livres, revues et boîtes de cartes postales qui débordaient un peu partout sur des chaises et des tabourets. Mais j'avais l'habitude de ces lieux encombrés et me glissai facilement jusqu'au rayon de littérature. Les auteurs s'y côtoyaient sans nul souci de l'alphabet, ce qui ne me gêna pas car je ne cherchais aucun titre en particulier. Bien au contraire, je me sentais disposé au hasard, par cette trop chaude après-midi qui rendait vain tout effort de maîtrise et pouvait porter aussi bien à l'inertie sans remède qu'aux décisions imprévisibles.
Je ne trouvai en parcourant les rayons que des rééditions tardives d'œuvres connues, non ces premiers tirages que je recherche de préférence comme le témoignage émouvant de leur venue au monde. Pour le reste, il s'agissait surtout d'auteurs depuis longtemps déclassés, dont je m'étais souvent demandé qui pouvait encore acheter leurs livres, présents en abondance dans ces boutiques où viennent se déverser les greniers poussiéreux ou les trop vieilles bibliothèques. Et pourtant, sans préméditer mon geste, je me vis extraire un livre de l'alignement monotone, le tenir dans mes mains avec perplexité. C'était un assez gros roman. Sa couverture jaune avait pâli, son papier s'était piqué, ses coins écornés, sa tranche mal découpée et salie lui donnaient un aspect à la fois triste et banal. J'enregistrai mécaniquement le nom de l'auteur et le titre – Paul MONESTIER, Le passant incertain – qui n'éveillèrent en moi aucun écho. La quatrième de couverture présentait un extrait du catalogue de l'éditeur où figuraient, parmi nombre d’inconnus, quelques auteurs célèbres. Par habitude, je cherchai l'achevé d'imprimer : le quinze avril mil neuf cent trente cinq.
C'était donc bien l'un de ces romans oubliés que l'on trouve par centaines sur les rayonnages des librairies d'occasion. Il n'était même pas de ceux qui suscitent dans les profondeurs de la mémoire un léger frémissement, le souvenir d'un souvenir peut-être. Il s'était tout entier abîmé dans le temps. Mais c'était un roman, il faisait partie de la famille, à la manière de ces lointains ancêtres dont les contemporains ont négligé d'inscrire le nom dans les albums de photographies et qui semblent attendre qu'on les délivre de l'oubli, mais nul ne peut plus rien pour eux. Il ne me vint même pas à l'esprit de lire les premières phrases comme je le fais d'ordinaire. J'avais déjà décidé, contre toute raison, d'acheter ce roman dont un quart d'heure plus tôt j'ignorais l'existence.
Je me dirigeai vers le bureau du libraire et le lui tendis. Il ne manifesta aucun étonnement, trop heureux sans doute de s'en débarrasser, et d'ailleurs habitué aux lubies de ses clients. Il encaissa les quelques euros qui, sans que je puisse deviner sur quel étrange chemin je m'engageais, me rendaient possesseur du Passant incertain."

Rappel
DTPE 1: "La fissure", Carlos Spottorno et Guillermo Abril (Gallimard bande dessinée).
DTPE 2: "Pour une poignée de degrés", collectif de photographes, Marie Desplechin, Thierry Salomon (Light Motiv).
DTPE 3: "La lecture", Jan Baetens et Milan Chlumsky  (Les Impressions Nouvelles).
DTPE 4: "Troisième Personne", Valérie Mréjen (P.O.L.)


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