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mardi 24 avril 2018

Douze heures de la vie d'une femme invisible


L'Ave Maria de Schubert en boucle. Les invités qui s'impatientent dans l'église lyonnaise parée de ses plus beaux atours pour ce qui devrait être un GRAND mariage. Les enfants d'honneur qui s'égaillent. Les parents des futurs mariés qui angoissent. Et pour finir, après ces vingt minutes qui ont paru un siècle, l'annonce du fiancé à son futur beau-père: Louise a quitté la maison d'hôtes où elle se préparait, mais en taxi et vêtue d'un jean, d'un chemisier et de sandalettes. Après un rapide conciliabule entre Charles-Constant, ses parents et ses beaux-parents, les invités sont informés du report du mariage pour cause "d'un malaise de la fiancée" et priés néanmoins de se rendre au cocktail, puis au dîner d’apparat pour certains.

En trois pages à l'écriture serrée, Laure Mi Hyun Croset a tissé la base de son premier roman, "Le beau monde" (Albin Michel, 204 pages). Elle y greffera une vingtaine de témoignages, pièces d'un puzzle qui compose l'image de l'absente, cette Louise qui sera à la fois portée aux nues et traînée dans la boue. On se doute bien qu'au fur et à mesure de l'avancée du repas, les boissons faisant leur effet, les orateurs se feront plus enflammés, dressant à la fois le portrait de Louise et, en creux, celui, pitoyable, de ce monde, le leur, dont ils sont si fiers.

Sur un sujet instable, un mariage parfait dans le grand monde, la romancière compose un livre qui fait souvent bien rigoler, tout en offrant un immense plaisir de lecture grâce à son style aiguisé. Quelle joie d'y trouver du passé simple et de l'imparfait du subjonctif! "Je voulais absolument garder la langue qui se perd un peu", confie Laure Mi Hyun Croset, de passage à Bruxelles. "J'ai fait des études de littérature, notamment sur le XVIIe siècle. En fait, j'aime plus travailler le style que conter en soi-même."  L'écrivaine suisse est née en 1973 à Séoul, puis a été adoptée par une famille genevoise, ville où elle réside toujours.

"Le beau monde" se déroule à Lyon, chez les aristocrates à double particule, dont Charles-Constant est un représentant. Qui est Louise, venue de Genève? Seule certitude, elle partage l'initiale de son prénom avec sa créatrice. Pour le reste, on est obligé de s'en remettre aux témoignages des uns et des autres. Amaury, Léopold, Matteo, Vladimir, Jean, Mathilde, Gilbert, Agathe, Harry, Hubert, Edgar, Géraldine, Augustin, Alexandre, Catherine..., autant d'orateurs plus en moins en verve, qui vont tour à tour décocher leurs flèches de miel et de fiel contre l'absente.

En douze heures de temps, de 3 heures de l'après-midi à 3 heures du matin, on va découvrir les facettes de Louise. Trente-cinq ans de vie débités en tranches goûteuses, avec de nombreux flash-back, des témoignages qui se contredisent les uns les autres. L'enfance de Louise, Louise chez les scouts, Louise romancière, Louise à l'école, Louise au restaurant, Louise et l'alcool, les tics et les tocs de Louise, Louise au lit... Sans oublier cette question qui tient l'assemblée et nous-même en haleine jusqu'à la fin: la future mariée va-t-elle apparaître? L'ensemble, superbement monté, est parfaitement réjouissant.

Si Laure Mi Hyun Croset ne s'est pas enfuie de son propre mariage, elle a parfaitement saisi la situation et nous la sert avec une lucidité teintée d'acidité qui donne à son premier roman une force insoupçonnée par rapport à son sujet. L'admiratrice de Flaubert pour son ironie et son côté amusant, de Proust pour sa profondeur, a disséqué le beau monde sans que le sang ne coule officiellement mais réussit un excellent portrait d'une part de la société.

Sept questions à Laure Mi Hyun Croset

Comment est né ce premier roman?
Ce roman n'est pas du tout autobiographique. Le sujet m'a été proposé au téléphone par Richard Ducousset (éditeur chez Albin Michel) à qui l'écrivain Jean-Christophe Grangé, que j'avais rencontré lors d'une soirée littéraire à Genève, avait fait lire un de mes livres précédents, "Les velléitaires". Il m'a demandé si j'avais un projet. Je lui ai proposé un roman choral polyphonique dont l'héroïne ne serait pas là. De faire son portrait en creux comme dans les contes de Canterbury ou dans le Decameron. Que des gens soient rassemblés pour raconter et écouter des histoires sur une même idée mais sans que la personne ne soit là. C'était un défi pour moi car le roman de 200 pages n'est pas mon format.

Ce premier roman n'est donc pas votre premier livre?
Non, j'en ai écrit cinq autres précédemment, dont deux livres de nouvelles chez l'éditrice belge Luce Wilquin, l'un de micro-événements, "Les velléitaires" (2010), l'autre de fragments autobiographiques, "Polaroïds" (2011).

Comment avez-vous mis en forme "Le beau monde"?
Il y a une unité de temps, une temporalité de douze heures, de 3 heures de l'après-midi à 3 heures du matin. Et la question constante, va-t-on retrouver Louise? Comme dans le film "Chaînes conjugales" de Mankiewicz où on ne sait pas quel époux est parti. Je voulais un roman classique dont le personnage principal soit absent, comme dans "Rebecca" de Daphné du Maurier ou "Les dix petits nègres"  d'Agatha Christie. Les témoignages subjectifs des uns et des autres, non écrits à la première personne, se contredisent. L'un ou l'autre a raison, même si parfois certains vont loin dans leur délire.

Vous avez l'air de bien connaître ce milieu.
Le beau monde n'est pas mon milieu, je viens d'une famille assez simple. Mais j'ai lu les manuels de savoir-vivre de la baronne. Je l'ai appris comme on apprend une langue. Et j'ai côtoyé les milieux huppés en Suisse. J'aime bien les codes pour pouvoir les contourner quand je le veux. J'aime connaître le bon français et aussi l'argot pour savoir quand je fais une entorse. J’aime connaître pour contourner.

Les titres des chapitres sont les sacrements chrétiens.
J'avais les témoignages écrits mais seulement juxtaposés. Il me fallait les structurer. Les dix commandements étaient déjà pris, les sept péchés capitaux déjà vus. J'avais déjà le mariage et l'extrême-onction. Je me suis dit que j'allais ajouter les autres, vus de façon laïque. Tout était là pour faire une espèce de progression. Il me fallait regrouper les témoignages. Certains se sont donc déplacés dans le texte. Quand j'ai eu fini, j'ai relu tout le texte intégralement à deux amis pour avoir un regard neuf. C'était casse-pieds mais nécessaire pour qu'il n'y ait pas d'incohérence.

Comment avez-vous imaginé tous ces témoignages?
Beaucoup viennent d'un microcosme de banquiers mais d'autres datent du début de l'existence de Louise pour aller jusqu'à son mariage, soit trente-cinq ans de vie en tout. Il fallait que je trouve une personne pour chaque étape de la vie de Louise. Avec des parties marrantes si possible. Et un peu de moi. Le poète, par exemple, descend mes ouvrages à moi. J'ai travaillé à partir de la réalité telle qu'on l'imagine, avec nuances, subtilités, ambivalences.

Je pensais que vous aviez pris plaisir à écrire ce livre qu'il est un plaisir de lire.
Mon écriture, c'est énormément de travail! J'écris toujours tout très vite, puis je relis pendant six ou sept mois avec des critères différents, pour différencier les émotions, éviter les répétitions de mots, vérifier la ponctuation, que les phrases de même statut aient la même manière. Je travaille au dictaphone, j'écoute et réécoute très souvent. C'est très long mais cela me permet d'avoir une vision d'ensemble.
J'ai l'amour de la langue, de sa musicalité. Je contrôle l'écriture, je vérifie tout pour qu'il y ait plaisir de lire, que la phrase soit limpide. Le passé simple donne une dimension littéraire aux propos les plus triviaux. La plupart de ceux qui s'expriment sont des imbéciles.

Pour lire le début du roman "Le beau monde", c'est ici.






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